Dernier caprice (Kohayagawa-ke no aki)

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Réalisé par Ozu vers la fin de sa carrière, Dernier caprice porte en transparence le signe d’une nostalgie latente qui entoure les personnages d’un voile de tristesse. Le temps passe, et le cinéaste s’aperçoit peut-être que sa fin approche. Avec elle, c’est un Japon tout entier qui semble peu à peu devoir être remplacé par […]

Réalisé par Ozu vers la fin de sa carrière, Dernier caprice porte en transparence le signe d’une nostalgie latente qui entoure les personnages d’un voile de tristesse. Le temps passe, et le cinéaste s’aperçoit peut-être que sa fin approche. Avec elle, c’est un Japon tout entier qui semble peu à peu devoir être remplacé par une modernité brillante mais obscure, comme les panneaux lumineux qui scintillent dans la nuit au début du film, sur un desquels on lit distinctement : « New Japan ». Ils sont là pour éclairer une vie nocturne faite de bars et de whisky. Un monde qui existe, mais le cinéaste décide vite de le laisser de côté pour aller chercher dans les maisons traditionnelles ce qu’il reste du Japon qu’il connaissait.

Là, il y trouve un vieil homme, Manbei Kohayagawa, le protagoniste du film, qui veut profiter encore du temps qui reste à sa vie, sur le point de se terminer. Le progrès le harcèle, la brasserie à saké dont il est propriétaire risque d’être rachetée par de gros capitalistes, mais il n’a plus envie de résister, de s’en occuper, il s’en échappe dès que possible pour aller rencontrer une femme qu’il avait aimée et qui est revenue à Kyoto ; le dernier caprice qui lui est concédé.

Ozu se sert de ses errements pour nous promener dans le complexe tissu social d’un Japon qui se transforme, en créant des situations limitées où présent et passé se mélangent, se rencontrent, se mêlent comme le font la tristesse et le sourire sur les visages de ses personnages. Mais Ozu sait bien que ce n’est pas possible de fuir le temps qui passe, et le vieux semble constamment rattrapé par le présent, tout en voulant s’enfuir dans son passé. Dans la maison de son amoureuse vit Yuriko, une jeune fille dont il pourrait être le père, qui rêve d’un avenir à l’occidentale. Elle sort avec les Américains, que l’on voit (fait étrange) dans leurs costumes franchir la porte pour la chercher. Peu soucieuse des questions qui regardent la vraie identité de son père, elle cherche seulement à se faire donner un vison qu’elle porterait avec ses robes « modernes » et ses talons.

La famille du vieil homme ne reste pas en aparté : tous essayent de le poursuivre ou de le rattraper. La fille, soucieuse pour sa santé et celle de l’entreprise que son père abandonne trop fréquemment, ne l’épargne pas de réprimandes. Le ton apparemment léger du film est pourtant souvent tâché de préoccupations et d’inquiétudes que les personnages expriment à travers leurs gestes et leurs dialogues. Ces sensations semblent se concrétiser et trouver une sorte d’aboutissement dans l’infarctus du protagoniste. A partir de ce moment, la mélancolie et la conscience de la fragilité de la vie de cet homme prennent le dessus, et lui seul semble vouloir à tout prix y résister. Mais la mort, inévitable, arrive. Silencieuse, hermétique à toute tendance au pathos, elle regagne sa place dans le déroulement des choses. Elle n’est qu’un fait parmi d’autres, qui n’empêche à Yuriko de sortir avec Harry, son nouvel ami américain, regrettant un peu de n’avoir pas eu à temps son étole de vison.

On entre ainsi, à travers un plan sur le cadavre, correctement allongé sur un tatami, dans la dernière partie du film, sûrement la plus étonnante, où Ozu donne au récit un lyrisme auquel on est peu habitué dans ses films. Le jour suivant, autour de la tour du crématoire, dans un décor rural, complètement opposé à celui qui ouvre Dernier Caprice, le Japon traditionnel attend la fumée blanche. Les femmes vêtues en costume traditionnel, à l’arrière plan du cimetière, ralentissent le pas et s’assoient pour donner au film un temps de pause.

Les signes de nostalgie prennent finalement les traits des corbeaux en attente sur les tombes. Un homme et une femme modestes, au bord d’une rivière, commentent la scène tel le choeur d’une tragédie grecque : « Les vieux meurent, les jeunes les remplacent. Le monde est ainsi fait. » Dans la sagesse de leurs mots, on retrouve l’attitude du cinéaste vis-à-vis du monde. Il nous force à voir que la vie, dans tous ses aspects, continue : les hommes s’inquiètent de l’avenir de la brasserie pendant que les femmes pensent à leurs futurs mariages. Ozu prend ses distances, observe la mort sans surenchères dramatiques, sans pourtant jamais céder au cynisme : le vieux, à l’image du Japon d’un temps était peut-être vieux, égoïste, avare et insoucieux, mais difficile de retenir ses larmes : pour lui c’est la fin, déjà la fin.

Titre original : Kohayagawa-ke no aki

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Durée : 103 mn


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