La figure du père au cinéma

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Retour sur quelques exemples marquants de figures de pères au cinéma en 2010, et tentative de mise en évidence de certaines de leurs spécificités.

« Qui suis-je Kylie ? Pourquoi un renard et pas un cheval, un scarabée, ou un aigle ? Je dis ça plutôt comme de l’existentialisme. Qui suis-je, et comment un renard peut-il être heureux sans pouvoir tenir – pardonne-moi l’expression – une poule dans sa gueule ?
_ Je ne sais pas de quoi tu parles, mais ça a l’air illégal. »
Fantastic Mr. Fox

L’attrait du père

Le père fait l’actu. Ces dernières semaines, deux films importants – l’un présentant nombre de limites analysées ici lors de sa sortie le mois dernier (Somewhere, Sofia Coppola), l’autre d’une très grande finesse (Un Balcon sur la mer, Nicole Garcia) – en ont fait une sorte d’égérie. S’ils prolongent par certains aspects une réflexion propre à chacun de leurs auteurs, ils s’inscrivent également dans une tendance contemporaine forte qui fait foisonner les figures de pères sur les écrans.

Un rapide coup d’œil rétrospectif nous le révèle ainsi au cœur des préoccupations de cinéastes particulièrement actifs : Steven Spielberg, M. Night Shyamalan, Tim Burton, Ridley Scott, James Gray ou encore Wes Anderson, pour n’en citer que quelques-uns. Et les exemples n’ont pas manqué en 2010, avec entre autres Shutter Island (Martin Scorsese), A Serious Man (frères Coen), Fair Game (Doug Liman), Wall Street, l’argent ne dort jamais (Oliver Stone), Le Dernier Maître de l’air (Shyamalan), Mardi après Noël (Radu Muntean), Survival of the Dead (Romero, sorti directement en DVD) et plus récemment Le Fils à Jo de Philippe Guillard (sorti en janvier). Chacun offre une variation originale, plus ou moins aboutie, plus ou moins appréciée, sur le père. Parmi les plus marquantes, celles proposées par Mathieu Amalric dans Tournée et Wes Anderson dans Fantastic Mr. Fox, deux succès publics et critiques.

Une telle propension à s’emparer de cette figure et à lui donner une place centrale (les personnages de pères tendent à se faire plus présents et plus importants que les personnages de fils) invite à s’interroger sur ce qu’en disent les films et à faire le point sur les conditions de cet attrait. Autour d’une question : la figure du père peut-elle encore incarner quelque chose ?

De mauvais pères ?

La question de la défaillance du père est une constante de ces dernières années. Dans Tournée, l’arrivée des enfants au sein de la troupe est donnée comme un « imprévu » (superposé à un autre : la perte d’une salle pourtant réservée à Paris) qui va influer sur la vie du groupe tout en questionnant pour chacun de ses membres l’image de Joachim.

« Alors comme ça, Joachim a des enfants… » La réplique, adressée par Mimi Le Meaux au producteur, sonne un peu comme un reproche. Pourquoi cacher leur existence ? Sa révélation se fait sous des airs de vice caché dont il faudrait avoir honte. « Qu’est-ce que tu as fait avec eux aujourd’hui ? » Et d’énumérer une liste de choses à faire avec ses enfants à La Rochelle. Lui n’a rien fait avec eux, les a laissés errer dans l’hôtel et les coulisses de ses danseuses. Père indigne ? Alors qu’il se rend au commissariat pour aller chercher l’aîné de ses garçons qui a fugué, il se trouve incapable de répondre correctement au policier qui lui demande sa date de naissance. Mais la caméra ne s’autorise aucun jugement définitif et maintient cet aspect de son personnage dans un ensemble de problèmes auxquels il se trouve confronté. Elle nous le montre comme un homme encombré par tout un tas de choses, sa troupe notamment qu’il ballade à travers la France, mais aussi un passé houleux à Paris. Les enfants ne font qu’ajouter à cet encombrement. La difficulté d’être père est ramenée à un vécu personnel. La figure est humanisée. Défaillante, peut-être, mais pas mauvaise. Et un moment de défoulement dans la chambre avec ses enfants pourra recréer un instant le lien de filiation. Sa manière d’être père se trouve prise dans une manière d’être tout court, faite d’une alternance brutale de ruptures et de rachats, que le film choisit d’embrasser.

C’est dans une dynamique similaire que se trouve pris le personnage de Mr. Fox dans le film animé de Wes Anderson. Pris au piège avec sa femme en train de voler des poules, celle-ci lui fait promettre de trouver un autre travail. Ce qu’il fait, mais, ne pouvant renoncer à cette tendance qui lui semble naturelle pour un renard, il entreprend de monter trois gros coups contre les trois fermiers les plus importants de la région, mettant ainsi en danger non seulement sa propre famille mais également les autres animaux vivant aux alentours. Là encore, le père défaillant n’est pas condamné par la mise en scène. Son inconséquence juvénile se double au contraire d’une capacité à émerveiller son monde qui fait mouche à chaque fois et parvient à le racheter. « Je suis un animal sauvage », répète-t-il ainsi pour se faire pardonner son penchant pour l’action. Sa lucidité sur lui-même vaudra une belle scène d’aveux. Il est tout excusé. Bon ou mauvais, il s’agit de dépasser l’alternative.

 

A quoi ça sert d’avoir / être un père ?

Cette question semble travailler une bonne partie du cinéma contemporain. Deux scènes pour l’illustrer : la première encore une fois dans Tournée. Joachim y est montré accompagnant ses deux fils qui vont se coucher. Il commence à leur raconter une histoire, qu’il invente au fur et à mesure. Il balbutie. Son cadet l’interrompt : « Laisse tomber papa. T’as du travail. » Pendant ce temps, son aîné a sorti une BD qu’il regarde en riant doucement. La seconde dans Somewhere, lorsque Johnny, star de cinéma et père de la jeune Cleo, promène celle-ci en 4X4 dans les rues de Los Angeles et tente pour animer le trajet d’attirer son attention sur une autre voiture qui serait en train de les suivre. Si la jeune fille finit par accepter de jouer le jeu (par complaisance) en notant, dans une scène ultérieure, le numéro d’immatriculation d’un véhicule « suspect », reste l’idée, partagée par les deux films, d’une figure de père fragilisée qui peine à imposer son récit et à produire du sens pour les autres.

Dans le Coppola, le père est un homme apathique sans histoire ni épaisseur plongé dans l’éternel recommencement de journées dont il ne maîtrise même pas le contenu (planning établi par une assistante qui lui indique régulièrement ce qu’il doit faire, fête organisée dans sa chambre sans qu’il soit au courant, surprenante apparition de danseuses lors de la remise du prix en Italie). Passer du temps avec sa fille, qu’il connaît mal, suscite des questionnements concernant le lien qui les unit, lui qui était auparavant un père distant et déresponsabilisé. Le film le montre tentant de reconstruire quelque chose entre eux, avec ses difficultés.

Shutter Island va également dans le sens de cette idée d’une figure de père porteuse d’un récit qui ne fonctionne plus. L’inspecteur Teddy Daniels y est en quête d’un personnage fantasmé, une création de son psychisme par laquelle il tente de compenser la perte de sa femme et de ses enfants (dont il est en partie responsable). Mais en exigeant son retour à la raison sous peine de lobotomie, le psychiatre John Cowley lui signifie que le monde ne peut continuer à jouer le jeu de son délire. La mise en scène, complaisante avec le délire du policier pendant les trois quarts du film ,se met alors à fonctionner à contre-courant, tentant d’emporter avec elle ce personnage puis l’abandonnant sur la rive, celui-ci ne pouvant faire avec sa culpabilité. La fin du film retourne toutefois la situation en nous montrant un personnage qui parvient à s’arracher à ses attaches en devenant un héros tragique.

Et puis le père, le monde peut très bien s’en passer : c’est un peu l’idée d’A Serious Man des frères Coen. Sans qu’il l’ait vu venir, le monde a commencé à s’organiser pour l’évincer et continuer à fonctionner sans lui. Le film est à la limite du délire paranoïaque, du complot organisé contre Larry Gopnik. La demande de divorce de sa femme qui souhaite vivre avec un homme sans enfants et l’entrée de sa fille et de son fils dans la vie adulte l’isolent au sein même de sa famille. Sa demande de titularisation comme professeur à l’université semble finir par se trouver compromise à force de trainer, et son corps lui-même commence à se défaire intérieurement, rongé souterrainement par la maladie. Le personnage entre dans une spirale vertigineuse qui ouvre sur son effacement à venir alors que le monde s’installe dans une stabilité rassurante.

Fair Game propose un regard différent et plus conformiste en s’intéressant au rapport du père à la justice. La première partie du film installe le personnage de Joseph Wilson plutôt en retrait de l’action. C’est bien l’Etat qui tirera ses propres conclusions de son rapport et se décidera à lancer l’intervention armée en Irak. Dans le film, le mensonge organisé par l’Etat est traité corrélativement à ce retrait du père de la scène publique. Son retour, amorcé par la publication d’un article polémique, est donné comme condition préalable à celui de la justice.

 


Le père pour lui-même

L’imperfection du père humanise le personnage. Dans le cas de Fair Game, elle devient gage d’honnêteté face à la froideur cynique d’un système (le même qui prétendit garantir des guerres sans morts du côté des « gentils »). On est bien loin du pater familias détenteur de tous les droits sur son enfant. Sa présence physique doit pouvoir redonner une figure acceptable à la justice d’un pays montré comme traitre à ses citoyens, reconstruction qui trouve son point d’orgue dans le discours final. Discours fait autant de corps que de mots, de souffle que de cœur. Lui-même imparfait par bien des aspects (une certaine naïveté politique notamment…), le film donne à voir la reconquête d’une image par l’intermédiaire d’un personnage qui tente de se reconstruire une place et de la faire accepter. C’est une entreprise de séduction.

L’enjeu pour Mr. Fox dans le film de Wes Anderson est à bien des égards similaire. Devenu chroniqueur mondain (que personne ne lit), « Foxy » voit une part de son identité niée par la cellule familiale. Sa castration symbolique correspond à la naissance de son fils : enceinte, Felicity lui demande de ne plus être un voleur. Celle-ci se trouvera emblématisée avec humour par la perte de sa queue suite à un coup de fusil, queue que le plus horrible des trois méchants fermiers s’attachera à porter ostensiblement en cravate devant les caméras de télévision. Comme d’un étendard qu’il faut reprendre à l’ennemi, Ash, le jeune renardeau, partira bravement à sa reconquête pour la rendre à son père et permettre ainsi à chacun de le reconnaître pour ce qu’il est.

Perdre une part de soi-même et chercher à récupérer son dû, c’est également la problématique qui touche le personnage de Marc dans Un Balcon sur la mer. Celui-ci, marié et père de famille, agent immobilier sur la Côte d’Azur, croit reconnaître un jour un amour d’enfance qui le renvoie à sa vie en Algérie avant l’indépendance. Ce « gendre idéal » se lance ainsi dans une liaison avec la jeune femme, avant d’en découvrir la véritable identité. Le film avance comme une enquête au cours de laquelle le personnage se débat avec les liens qui le tiennent : ceux du passé, ceux de la famille également. La poursuite de la liaison est donnée comme une forme d’émancipation. Le père peut s’y défaire d’attaches qui le tenaient à distance d’une quête identitaire fondamentale et retrouver le bonheur perdu d’être un fils comme les autres.

Désacraliser la figure, ne pas la juger, interroger la valeur symbolique de son statut. Le cinéma s’offre de nouveaux héros et les lance dans de nouvelles quêtes. Il nous montre des personnages en prise avec leurs liens de filiation, des liens à défaire où à refaire, avec en point de mire la reconnaissance et l’acceptation, ou l’émancipation. Signe des temps ? Si nombre de films recentrent leur attention sur le père, celui-ci ne s’y trouve plus nécessairement traité comme soudure sociale ou familiale. Sans que cet aspect soit chaque fois complètement éclipsé (chaque film construisant son propre discours), c’est la dimension individuelle du personnage avec ses problèmes qui tendent à prendre le dessus. Il ne s’agit plus pour lui de se conformer à un modèle mais de se délivrer de la culpabilité de n’être pas si parfait, pour s’accepter lui-même et se faire accepter tel qu’il est. Le cinéma nous montre des pères qui se cherchent, des pères à redéfinir. Un préalable essentiel au réinvestissement du lien de filiation.

 


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