De Grâce (Arte)

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Briser le mal : La France, petit à petit, s’approche de sa propre référence pour les séries de « prestige crime drama ».

Le Havre : Ville ouverte.

C’est toujours un peu compliqué pour nous, dans le monde de la critique, de voir une production autrement plutôt compétente entrer dans un viseur par son atout le moins satisfaisant. Panayotis Pascot, humoriste et chroniqueur à la mode, est la personnalité la plus connue dans la distribution de la mini-série d’Arte De Grâce. C’est son nom qui apparaît dans les intitulés des bandes-annonces de l’œuvre de Maxime Crupaux et de Baptiste Fillon, et c’est son visage que nous vend la majorité des miniatures qu’on peut trouver en ligne. Dans le rôle de Simon Leprieur, fils cadet d’un important syndicaliste, Pierre (Olivier Gourmet), Pascot s’impose un défi, et c’est à son honneur ! Mais l’artiste s’attelle à la tâche sans suffisamment de saveur et de panache pour que le pari soit réussi. Au fond, sa présence est distrayante : comme l’ont fait des figures comme Coluche en son temps, Éric et Ramzy en les leurs, et, outre-Atlantique, Michael Keaton à ses tout débuts, Pascot aurait dû prendre son personnage-narrateur à la scène comme une case départ, puis le faire grandir progressivement dans une filmographie en paliers. Il n’y a aucune honte à exprimer, dans un art, la vie qu’on se connaît déjà, surtout la vie intérieure.

Pascot, fils au civil d’un ancien du PRG qui a siégé aux conseils municipaux de Bondoufle et d’Évry, devrait pouvoir comprendre la difficulté d’être relégué à l’ombre d’un père que la ville considère comme un modèle. Mais il ne comprend pas, hélas, les mouvements cycloniques que semble ressentir Simon en tant que petit délinquant, dealer sous-traitant, et sempiternel babtou qui essaie de s’intégrer dans la cité de son ami Kamel (Mounir Kateb) et dans les bras de la femme de celui-ci, Nawal (Nailia Harzoune). Il est crédible en outsider des milieux précaires, qui aimerait flirter avec une forme de realness populaire (il a après tout la tête de l’emploi), mais il ne l’est pas en bad boy qui a fait la moitié du chemin. Au bout d’un moment, c’est comme voir Woody, le cow-boy de Toy Story, hurler « Il y a un serpent dans ma booootte ! » en entrant avec fracas dans On l’appelle Trinita. Ton de l’œuvre et aura du comédien ne correspondent pas ! Simon, dans sa chambre du domicile familial qu’il n’est pas assez mature pour quitter, vit entouré de terrariums : comme les reptiles qu’on imagine ramper dans ces habitats arides, le personnage a une peau hydrophobe, imperméable. Il refuse de céder aux sirènes de la Seine maritime, il est dégoûté par le monde des dockers auquel son père appartient. Seulement, voilà, si ce barrage que l’adulescent met entre lui et le port du Havre est bien résumé par les astuces de réalisation de Vincent Maël Cardona (Les Magnétiques), il n’est pas bien incarné par Pascot, qui ne parvient pas à mettre de nerfs dans des répliques comme « Docker de merde… » Tant pis. Par chance, malgré sa surreprésentation dans le matériel promotionnel, Pascot n’est pas le protagoniste de la série.

Face à lui, Pierre Lottin s’acquitte mieux du rôle de Jean, le fils ainé de Pierre. Lottin a une intensité, une agressivité sous-jacente qui devrait maintenir les spectateurs sur leur garde. Elle nous fait penser que le vétéran des Tuche est appelé, un jour, à jouer à l’écran le frère de Raphaël Quenard. Jean, grâce à la partition de Lottin, est une véritable excroissance du caractère malsain que la série entend mettre en scène de sa région natale. C’est simple, dans De Grâce, il y a Sodome, il y a Gomorrhe, et puis, il y a Le Havre. Dans la série, la commune normande n’est pas seulement la capitale française du container, c’est aussi un bastion de vice qui dépasse en corruption le Manhattan de Taxi Driver, et un Tartare de péchés qui concurrence en effets de style le Hell’s Kitchen de la série Daredevil. Le Havre, nous répète épisode après épisode cette production, est un véritable guêpier en béton, gangréné par des narcotrafiquants menaçants et infesté de proxénètes internationaux. Le mal qui ronge la ville, selon De Grâce, a quelque chose d’ancré et d’immémorial. Dès lors, on suppose que la sensibilité à la série du spectateur curieux, dépendra de sa tolérance à cette approche.

Haute Normandie : Année zéro.

Dans De Grâce, Le Havre est un enfer mythologique, biblique. Une bande originale qui utilise beaucoup les orgues, et des intertitres qui contiennent des chiffres romains, nous le soulignent. Il y a une certaine grossièreté à assister à l’accumulation de tous ces signifiants tourmentés : la famille Leprieur (vous l’avez ?) est en théorie un clan de dockers qui a réussi, et, en pratique, un arbre généalogique biscornu et malade, lourdé par des icones aux regards languis, dignes des peintures du Quattrocento. Et puis, les dialogues ne sont pas toujours au niveau. Mais grossièreté n’est pas nullité, et on finit, après en avoir compris les règles, par se prendre au jeu. On se laisse découvrir les visages d’impiété qu’on va suivre dans le récit. Emma (Margot Bancilhon), la fille à papa, est allée chasser le fruit de la connaissance (comprendre : des études à Paris), ce qui lui a attiré les foudres de sa Créatrice, Laurence (Astrid Whettnall), qui considère qu’elle lui a tourné le dos. Christophe (Philippe Rebbot), l’oncle, semble envier son frère comme Caïn enviait le sien. De fait, il est mis en scène dans des feux d’artifices de malveillance : Il est éclairé par de gros spots rouges, et il semble pouvoir faire jaillir des flammes de ses mains.

Malgré les gros sabots de la grammaire visuelle employée par l’œuvre, et malgré son emploi récurrent de la technique foireuse du « Pendant ce temps, dans le passé » (nécessaire à ce que soient lisibles les mystères et les enquêtes qu’on nous illustre), on a tendance à ne pas vouloir jeter le bébé avec le mélo du bain. Outre les échos bruyants que fait la série de la nature diabolique du Havre, il y a aussi des touches plus impressionnistes, plus discrètes qui retiennent notre attention. En plus des terrariums de Simon, on pense aux nombreux surcadrages qui jalonnent l’œuvre, et qui transforment des châssis de fenêtres en jalousies et en meurtrières, par lesquelles les personnages s’épient et se toisent, s’observent et se jugent. Et puis, il y a la voix de Gourmet : douce, mais empreinte des rugosités de l’expérience (quasiment du miel dans une bétonnière), la narration en off du personnage de Pierre nous donne envie de nous emmitoufler dans l’atmosphère sombre du récit comme on le ferait dans un plaid chaud. On sait des meilleurs thrillers qu’ils nous forcent à exercer notre capacité à voir la laideur du monde en nous amenant à accepter que tout coexiste. La beauté, l’enfance, l’innocence, avec la cruauté, la manipulation, la violence.

Dans De Grâce, tout est trompeur ou mesquin, du blanc étincelant de l’appartement parisien d’Emma aux insalubrités de la vieille maison léguée par les grands-parents Leprieur. La dernière production d’Arte, avec ses méchants très méchants, ne nous fera pas contracter les muscles qui nous permettent de discerner toute la nuance du monde, mais pour un gâteau à la méfiance, saupoudré de pépites de méfiance, elle a plutôt bon goût !

Nous avons apprécié que la série soit prévisible. Et nous avons appris à aimer le suivi qu’elle donne à son manichéisme structurel : le générique de début de De Grâce, une séquence montée par Valentin Féron, est plutôt élégant. Il mobilise de nombreuses images d’archives du port provenant de l’INA, de Cinémémoire, et de la Cinémathèque bretonne, ainsi que des fonds Gaumont Pathé et Lobster Films. Ce générique est le surgissement le plus probant qui fait exister une aura néfaste autour de cette ville. Une origine du mal hante le Havre : la voie de l’océan et des marchandises éraille la bonté des dockers, elle transforme les hommes en loups pour eux-mêmes, pour leurs familles… Comme le clown Grippe-sou dans la ville de Derry, dans le livre Ça, l’influence que tient l’eau sur les citoyens est presque surnaturelle : face à elle, on le sait désormais, il est impossible de penser que c’est l’homme qui prend la mer. Une seule imprudence et, comme Jean, comme Simon, comme le gendarme Bayar (Gringe) et comme le secrétaire général Prévost (Xavier Beauvois), on finira par avoir peur d’un jour, mourir sans s’être confessé…

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