David Lynch, alchimiste cathodique

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Parce qu´elle a été le cadre des inventions les plus folles d´un des réalisateurs les plus déjantés et doués de ces 40 dernières années, la série « Twin Peaks » s´impose comme un joyau subversif et un bijou d´originalité qui flirte avec l´éternel.

Twin peaks – Les laboratoires de David Lynch. 2e édition revue et augmentée. De Guy Astic. Editions : Rouge Profond, 2008.

Qui a tué Laura Palmer ? Alors que le pêcheur matinal découvre le cadavre empaqueté de la reine de beauté, la boîte de Pandore si chère à David Lynch (voir Mulholland Drive) est déjà ouverte et libère les tensions latentes d’une communauté qui se prend à rêver au chaos. Sous la protection bienveillante des arbres Douglas qui longent ses routes, se dévoilent alors les mystères et les turpitudes d’une ville qui cache ses secrets sous des vernis de faux-semblants.

Guy Astic se lance ici dans une entreprise périlleuse : dénouer les fils d’une intrigue qui en compte des milliers, tenter d’apporter une cartographie précise et documentée d’un inconscient lynchien insaisissable, faire s’entrecouper les influences multiples qui ont accouché de ce nouveau Golem, de cette série hybride, bigarrée, moderne, nourricière du paysage télévisuel actuel. Car cette dernière n’a pas volé sa réputation de mère de toutes les séries. De Joss Whedon (Buffy contre les Vampires) à Chris Carter (X-Files), en passant par Marc Cherry (Desperate Housewives), les séries modernes font acte d’allégeance à Twin Peaks et se nourrissent de l’aire d’absolu entrouverte par celle-ci. Il y a un avant et un après Twin Peaks, comme à chaque fois que le réalisateur s’empare d’un projet. Alors oui, Twin Peaks est bien la tentative follement désespérée et géniale de « confronter l’absolu à l’irrésolu » comme l’écrit Guy Astic.

Le 8 avril 1990 marque le point de départ des triturations télévisuelles de D. Lynch & M. Frost. A Lynch les envolées scénaristiques, la folie de la mise en scène, le délire visuel. A Frost la science de jongler avec les impératifs du médium, la rigueur pervertie d’un produit destiné à l’universel. L’auteur relève fort à propos que « Twin Peaks défie le bon sens cathodique en pratiquant des sautes de genre ». Comme si le chemin le plus court n’était pas le rectiligne mais bien le sinueux. Frost & Lynch recherchent l’unité et l’harmonie. Ils fabriquent une série complexe au sens où l’entendrait Edgar Morin. Ils tentent de réaliser la quintessence entre une image polysémique, trouble, changeante, symbolique et figurative, des propos nourris d’influences multiples, chargés de connotations, et une atmosphère étrange et angoissante servie par une musique qui épouse à la perfection les détournements scénaristiques (fabuleuse BO d’Angelo Badalamenti, portée par la voix céleste de Julee Cruise).

Comme il est impossible de savoir qui de l’œuf ou de la poule est arrivé en premier, il est utopique de chercher à savoir si ce sont les premières œuvres de Lynch qui ont influencé Twin peaks ou Twin Peaks qui a influencé l’art lynchien. Il n’y a pas plusieurs réponses mais bien une réponse multiple. Selon Guy Astic, la série a « permis à Lynch de découvrir les possibilités de la continuité à la télévision, tellement proche de son désir de ne jamais dire au revoir ». Le mot est lâché : Twin Peaks sera le laboratoire des tribulations déjantées de David Lynch, un espace d’expérimentation des greffes les plus originales.

Comme toujours, le meurtre originel se trouve à la genèse même de l’œuvre lynchienne. Comme il l’était chez Freud. La figure de Laura Palmer si fraiche si pure, qui se découvre au fil des épisodes et s’effeuille plus ou moins violemment, symbolise la fragile frontière entre le bien et le mal, la vérité et le mensonge. Elle cristallise selon l’auteur la fascination de Mark Frost et de David Lynch pour Marilyn Monroe, ses égarements et ses perversions. L’ancien corédacteur en chef de la revue de cinéma Simulacres, parue de novembre 1999 à mai 2003, voit aussi dans les traits (physique et de caractère) de Laura, ceux de la Laura d’Otto Preminger, qui se révèle sous le regard des autres, ou de l’Ophélie de Shakespeare dans Hamlet. Laura Palmer, qui jouit aujourd’hui d’une reconnaissance internationale, est fuyante, intenable, mouvante au gré des événements. Mais il n’en demeure pas moins que c’est bien à partir de sa mort qu’elle hantera de son souvenir la communauté de Twin Peaks. Mieux que n’importe quel autre cinéma, celui de David Lynch remplit le rôle du miroir lacanien, et permet de dépasser l’image pour atteindre son reflet, le seul à même de trahir les vraies personnalités.

 

Aussi, les deux pieds nickelés de la petite lucarne effilochent le lien narratif. David Lynch se réserve des plages de pure création, de folie ostentatoire, de décalages contrôlés. Comme dans ces moments déconnectés où Dale Cooper s’entretient avec son dictaphone, comme dans ces téléportages au centre de la philosophie tibétaine, ou comme dans ces transes ahuries qui rompent le rythme routinier d’une ville sombrant dans l’ordinaire. L’imaginaire Fosto-lynhcien est peuplé de nains dansants, d’esprits maléfiques, de manchots, de « dame à la bûche » mi-démente mi-pythie. Les indices jetés ci et là, les fins en cliffhanger, les réponses entrevues jettent le cadre d’un espace protéiforme.

Jusqu’à ce 15e épisode qui voit le meurtrier arrêté, et qui détruit la charge émotionnelle de la série. « Découvrir le meurtrier de Laura Palmer a tué Twin Peaks. Moi je voulais faire une série interminable ». Plus rien ne sera comme avant. Lynch quitte la réalisation et la série se perd dans les méandres d’un inconscient qu’elle tente de ressusciter en vain. Lynch reviendra pour le dernier épisode. Comme un symbole. Pour mieux l’enterrer. Twin Peaks a vécu. Mais vit encore dans l’imaginaire collectif pendant longtemps.

Guy Astic revient sur les carcans du produit cathodique, sur les influences qui ont fait de Twin Peaks un OVNI inclassable, une démence apprivoisée. Le professeur est un peu un picaro des terres lynchiennes après sa première immersion addictive Le Purgatoire des Sens, Lost Highway. Il signe ici une deuxième édition documentée et agréable, agrémentée de nombreux screenshots analysés. Il étudie aussi ce qu’il appelle la « Lynch Town ». Twin Peaks a ainsi posé les premières fondations d’une ville particulière entrevue dans Blue Velvet ou Lost Highway. Une banalité qui trouve comme vecteur le mobilier urbain traditionnel (le « Welcome to Lumberton » de Blue Velvet ou le « Welcome to Twin Peaks. Population 51201 » de Twin Peaks) et une population désincarnée perdue dans des habitudes dissimulant de grandes inquiétudes. L’auteur s’efforce de mettre en abyme son propos : en construisant des ponts entre les univers lynchiens, en traquant les détails et les signes visuels, en étayant ses raisonnements de grilles d’analyses claires et érudites.

Revoir Twin Peaks, c’est s’assurer la possibilité de (mieux) comprendre les élucubrations d’Inland Empire ou Mulholland Drive, c’est s’engouffrer dans un subconscient complexe et déroutant, un labyrinthe enivrant qui n’a de sortie que celle indiquée par son auteur. Cette quête d’éternité et cette frénésie d’absolu traversent l’’œuvre lynchienne, et constituent le liant de ses essais fantastiques, la clé pour pénétrer ces dédales et enchevêtrements abscons. Car le plus difficile n’est pas d’y entrer, mais bien de vouloir en sortir.

« Cette histoire touche de nombreuses personnes mais tout commence avec une seule – que j’ai connue. Cette personne, qui relie toutes les autres, est Laura Palmer. Elle et elle seule » rappelle, par l’intermédiaire de la « dame à la bûche » le prologue de l’épisode de Twin Peaks. Force est de constater que David Lynch, lui aussi, trône bien seul au firmament des magiciens créateurs.

 

Supplément : un guide en fin d’ouvrage, comprenant le résumé et des clés analytiques des épisodes.




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