Ce vieux rêve qui bouge (Alain Guiraudie, 2001)

Article écrit par

Doux licenciement.

Drame banal, dans le Sud-Ouest sans doute, une usine ferme. Mais personne ne se lamente. Les hommes restent collés à leur lieu de travail, lumineux, vert, vide et morose. Ils boivent des verres, se posent à l’ombre des parasols, discutent foot, amour, argent, vacances… Jacques Roudillon, crevette filiforme, vient démembrer les derniers engins. Par son physique, surprenant pour ce genre de technicien, par son tempérament, solitaire au premier abord, Jacques ne ressemble en rien à ce groupe de gros bras, à l’accent généreux, solidaires dans leur licenciement.

Difficile d’expliciter les secrets, les non-dits, d’un film aussi rusé. On ne peut décidément se résoudre à dévoiler ce que le film de Guiraudie ne dit qu’à demi-mot, évacue hors des images. Habile double apophasie, Ce vieux rêve qui bouge tourbillonne autour de deux thèmes : aimer, bosser. L’amour qui lutte guide Guiraudie sans lui faire perdre le sens du beau, celui qui ne tombe jamais dans un ridicule propre au communautarisme asphyxiant, au militantisme vain. Les dialogues montrent ce que les ouvriers ne peuvent plus exécuter et deux des personnages agissent, secrètement. Sans clairement poser le mot qui ferait tâche dans ce cadre rural de travailleurs mâles.

Cette petite énigme – vite résolue mais jamais placée sous les feux des projecteurs – doit être continuellement voilée aux yeux du gros des prolos. En prendre connaissance, c’est la repousser poliment, sans faire de vagues, sans courir le répéter aux copains. Dans ce climat de rassurante étrangeté, on retrouve quelques similitudes avec le Tabou (1999) de Nagisa Oshima, transposées dans un cadre industriel. À double tour, les gardiens du secret s’enferment, loin des pensées des ouvriers. Et c’est dans ce lieu que réside toute la sagacité, magnifique, de Guiraudie. Il survole cette question, sans jamais la toucher précisément du doigt, maintenant son récit, ses récits, dans une pesanteur qui les tient éloignés de l’usine, sans toutefois la perdre de vue.

 

   
 
Guiraudie enroule cette entreprise dans ses obsessions, ses marottes. L’usine inactive dort sous ce soleil du Sud-Ouest français. Cette géographie s’insinue en chaque plan. Ses ciels, d’une lumière tantôt bleue, tantôt diffuse, nous font goûter la substance de cette nature obsédante. Même au cœur de ce hangar fait cathédrale, de ce petit atelier aux couleurs ternes, la verdure, disparate, ne s’absente jamais complètement. Dans le fin fond de ces bâtiments, les branchages, les feuilles nous saluent, rappelant la faiblesse éphémère de ces constructions.

Guiraudie revient sans cesse aux bases humaines, déroulant une galerie clairsemée de corps : gras, minces, moyens. Perdus dans le décor, naviguant en tous petits points, ces personnages surgissent parfois au devant des scènes, dos au fleuve, aux plantes et aux machines. Nous nous voyons touchés par leurs histoires personnelles, leurs débats et leurs tracas. Ils s’engueulent, gentiment, s’envoient deux trois critiques, sans jamais briser leur amitié. On peut toutefois se demander si l’éclatement du secret ne viendrait pas fissurer ce beau tableau. Guiraudie, en bon communiste, laisse la désunion au vestiaire et nous guide vers d’autres trajectoires.

Car ce qui semble le préoccuper, c’est avant tout notre liberté de spectateur. Rossellinien, il cale à chaque plan notre œil sur une multitude d’aspérités, humaines, sexuelles, industrielles. Tout est lié dans ce beau film au flegme séduisant. Ce vieux rêve qui bouge rappelle la nécessité d’une expérience visuelle se plaçant au-delà d’un sujet univoque, prisonnier d’une dialectique idéologique tournant à vide. Prenez-en de la graine camarades.

Titre original : Ce vieux rêve qui bouge

Réalisateur :

Acteurs : , , , , , , , ,

Année :

Genre :

Durée : 50 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

La peau douce

La peau douce

Avec « La peau douce », François Truffaut documente une tragique histoire d’adultère seulement conventionnelle en surface. Inspirée par un fait divers réel, la comédie noire fut copieusement éreintée au moment de sa sortie en 1964 par ses nombreux détracteurs; y compris à l’international. Réévaluation.

La garçonnière

La garçonnière

A l’entame des “swinging sixties” qui vont pérenniser la libération des mœurs, « la garçonnière » est un “tour de farce” qui vient tordre définitivement le cou à cette Amérique puritaine. Mêlant un ton acerbe et un cynisme achevé, Billy Wilder y fustige allègrement l’hypocrisie des conventions sociales et pulvérise les tabous sexuels de son temps. Un an après avoir défié le code de
production dans une “confusion des genres” avec sa comédie déjantée Certains l’aiment chaud, le cinéaste remet le couvert. La satire aigre-douce et grinçante transcende la comédie; défiant les classifications de genre.