Casino

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Ressortie en version restaurée de la fable de Martin Scorsese sur l’argent et la démesure.

En relatant trois itinéraires, ceux de Ace, Nick et Ginger, Scorsese imprègne à son récit une structure ternaire pour mettre en scène un désordre généralisé. Le film reprend une structure vaudevillesque classique, mais n’oublie pas pour autant d’intégrer les codes inhérents au film de gangsters : les irascibles « bad guy » sont accompagnés de femmes superbes aux allures de plantes vénéneuses, ils vivent dans l’opulence (belles maisons, argent qui coule à flots, fourrures pour les femmes,…), et l’éclat de leur réussite n’a d’égal que la rapidité de leur descente aux enfers. Scorsese ancre donc Casino dans un genre cinématographique précis, celui des films de mafieux, qu’il revisite à la « sauce » vaudeville. L’effet recherché est de présenter Las Vegas comme un mirage, un concept irrationnel et non un lieu réellement vivable.

Les personnages sont à la fois des prédateurs et des proies. Une constante présente dans une bonne partie du cinéma de Scorsese se dégage : nul n’est au-dessus des lois ou de la Famille, puisque les relations sont régentées par une structure archaïque et pyramidale qui rompt brutalement avec le modernisme que filme Scorsese. Les oeuvres du cinéaste procèdent d’un mouvement de balancier entre les mœurs modernes de la société à laquelle le film se réfère, et le besoin de baigner dans un « magma traditionaliste » à l’accent italien. D’où, peut-être, cette volonté de la part de Scorsese de monter ses films dans la « rupture », c’est-à-dire très concrètement en brisant des travellings ou des panoramiques (signifiant que la caméra « glisse » et filme de façon autonome les mœurs de la société dont elle s’inspire) par des plans de coupes ou travellings filés fulgurants, surprenants et violents visuellement (qui manifestent cet omniprésence latente des Parrains, qui jaillissent, sanctionnent et donc « coupent » tout élan d’émancipation, de rêve de puissance). Le montage chez Scorsese revêt une dimension presque symbolique ; à la fois fluide (avec ses travellings) et saccadé et abrupte (par ses chocs visuels et sonores), il agit comme une métaphore de la société qu’il nous représente…

 

Las Vegas, avec ses néons et ses couleurs acidulées et hypnotiques, est le monde de l’argent et de la démesure. C’est aussi la ville du vice et de la corruption. Le début du film en est la parfaite illustration, puisque Ace est projeté dans les « flammes » de Vegas. Ace est le dé du Tangiers, il déambule dans le casino, toujours en mouvement car c’est lui le maître des lieus, alors que les autres personnes sont immobiles, comme des jetons sur une table de jeu. Le monde du jeu l’a consommé et même consumé, mais aussi en même temps purifié, puisqu’à la fin du film, il redevient le simple « bookie » qu’il était auparavant. Son odyssée dans le monde de la décadence lui aura permis de caresser le rêve américain et d’en cerner la dangerosité.

Scorsese donne à son film un rythme délirant, effréné et violent. Las Vegas est une allégorie de la figure de la ville. La ville, chez Scorsese, est un personnage indomptable et pulsionnel, un lieu de défoulement perpétuel (car l’interdit n’y existe pas tant qu’on s’enrichit). Las Vegas écrase les personnes qui y évoluent : les joueurs, qui perdent tout leur argent, les dirigeants, qui s’entretuent, et les habitants même de la ville qui tentent dangereusement de monnayer ce territoire juteux. Le mythe de l’Eldorado et le rêve américain transparaissent en filigrane de Las Vegas. Résurgence de l’histoire des immigrants italiens fuyant la Seconde Guerre Mondiale et venus en Amérique en quête d’un monde meilleur, un monde de tous les possibles. Ceci montre que Scorsese a toujours intégré au sein de ses films une veine purement personnelle, irriguée par la culture italienne, par ses racines.

Casino est une fable à la fois reluisante, rafraîchissante, et ludique (volonté de dépeindre un monde aux tonalités merveilleuses et oniriques, morale sauve malgré tout), et immorale car elle transcende le péché et le vice en les confondant à la réussite sociale. Martin Scorsese délaisse donc New York le temps d’un film : il a trouvé une ville où les caractères et défauts sont amplifiés. Las Vegas est une personnification de la démesure, du foisonnement, de la superficialité et de la mégalomanie. Mais à trop en avoir et en vouloir, on finit, tôt ou tard, par créer des jalousies et se faire brûler les ailes…

Titre original : Casino

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Durée : 178 mn


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