Entre The Chef, The Bear, The Menu et The Grill, il semblerait qu’une nouvelle tendance de films et de séries sur le monde de la restauration soit en train d’apparaître, dans les années 2020. C’est peut-être lié au fait que cet univers très particulier, très appétissant, cinégénique en ce qu’il est très codifié (y compris dans son vocabulaire : on y parle d’aboyeur, de commis, de communard et de brigade) est utile pour illustrer les joies et les heurts de la vie dans les industries de service, thématique pressante s’il en est dans la mesure où la pandémie s’est chargée de souligner l’écart immense entre l’essentialité des travailleurs et la rudesse des consommateurs. C’est peut-être lié au fait, aussi, que comme nous le prouvent toutes ces différentes œuvres, les cuisines commerciales sont des endroits parfaits pour commencer à déployer les problèmes personnels et sociétaux qui complexifient les rapports entre humains : le racisme et la dépression dans The Chef, le deuil dans The Bear, le sexisme et l’insatisfaction artistique dans The Menu, l’immigration dans The Grill. Ces productions nous le disent, la gastronomie est toujours politique, au moins de façon sous-jacente, et, en tant que telle, elle mérite d’être décrite avec l’intensité dramaturgique que lui donnent ces réalisateurs : plans séquences longs et élaborés, montages remplis de zooms, séquences en noir et blanc, mixage son travaillé. De fait, quand Martin Bourboulon fait suivre son diptyque Les Trois Mousquetaires par une série AppleTV+ sur Antonin Carême, orphelin parisien qui se retrouva, en sa qualité de chef cuistot, à fréquenter les plus hautes sphères du pouvoir (Napoléon, Rothschild, Tsars…), il se met peut-être en dialogue avec une mode plus générale, et répond aux histoires de salariés précaires et fatigués qui s’engueulent par une hyperbole : un jeune homme expert mais vulnérable (Benjamin Voisin), condamné à marcher sur des œufs autour de figures gigantesques. La Duchesse de Staël (Juliette Armanet) et le Ministre de la Police Joseph Fouché (Micha Lescot), par exemple.
Le projet – peindre en fresque la manière dont les petites mains pâtissières influencent et sont soumises aux grands changements d’une époque, en l’occurrence, l’ascension politique de Bonaparte – est alléchant, mais, hélas, il est appesanti par la main extrêmement lourde de Bourboulon. Aux mises en scènes sensorielles et enflammées des œuvres citées plus haut, qui entendent donner corps et cuisse à la nervosité de l’expérience d’un shift subi en heure de pointe, la série Carême préfère un vocabulaire pseudo-littéraire sous-Balzacien qui entérine les personnages dans des caricatures. Carême est un cliché d’arriviste impertinent, son Vautrin de pacotille, Talleyrand (Jérémie Renier) est un boiteux fourbe et manipulateur. Les mécaniques complexes de l’échiquier politique de la période, la façon studieuse dont Talleyrand se doit de manœuvrer avec et autour de Napoléon, sont explicités dans leur version la plus bébête et lisible, ce qui donne à l’ensemble un espèce d’arrière-goût de jeu et de maison de poupée, pas franchement aidé par la scénographie des décors. (La série aurait pu être produite collectivement par les appels aux dons pour reconstruire Notre-Dame, c’est à peu près le même niveau d’imagination historienne).
Vatel en vacances, Escoffier en congés.
Dans le premier épisode, Talleyrand explique qu’il y a deux façons de convaincre, de séduire, et de manipuler : « par là, et par là », en pointant son entrejambe et son estomac. Dans d’autres films et d’autres séries, nul besoin de signaler que la faim et la nourriture sont à ce point importantes et personnelles pour tout le monde qu’elles sont comparables à la matrice de ses désirs. Cela va de soi.
Que nous révèle sur Carême le fait qu’elle soit obligé de le dire verbatim, y compris dans son générique, qui mélange des plans d’ébats et de choux ? Il y a un manque de vision certain, dans Carême, une incapacité à incarner les choses autrement que dans des schémas très pompiers de lien de cause à effet. Quitte à mettre du sexe, alors, autant que ce soit sexy : avec son espèce d’esthétique Consulatpunk, son héros à boucle d’oreille, minet de ces dames, Carême nous asperge un coup de pschitt des années 2000 à la figure, quelque part entre Pirates des Caraïbes et le look « sale, mais avec du gloss à lèvres » de DiCaprio dans Gangs of New York. Carême est exactement aussi sensuel que les épisodes de Doctor Who, période David Tennant et Matt Smith, où de beaux garçons draguent Marie-Antoinette – c’est-à-dire, aussi sensuel qu’on l’aime quand on est très facilement embarrassé et très facilement encanaillé. Nous ne sommes pas contre la récupération cinématographique d’expériences visuelles menées il y a 20 ans, ceci dit, on aurait vraiment aimé qu’on nous épargne la pentecôte de l’Assassymphonie.
Les pires chefs sont ceux qui nous assurent que les meilleures calories, c’est celles qu’on brûle.
Qui a le droit a l’ambition, dans l’audiovisuel français, aujourd’hui ? Qui sont les nouveaux Patrice Chéreau et Bruno Nuytten ? Sont-ce vraiment les Martin Bourboulon, des caricaturistes dont la mise en scène des conflits politiques ne semblent pas avoir changé depuis leur passage aux Guignols de l’info, période Sarkozy & Hollande ? Des artistes dont la seule idée pour faire mieux que les américains est de faire comme les américains ?
Carême nous a franchement fait regretter le Napoléon de Ridley Scott, cinéaste qui, malgré ses sorties de piste, s’est toujours caractérisé par un flair très expert pour distribuer et épaissir les seconds rôles. Dans son blockbuster, Talleyrand était digne et presque mathématique de concision, Tahar Rahim était très mémorable, en peu de temps, dans le rôle. Lucien Bonaparte, interprété par Matthew Needham, y était un improvisateur admirablement sombre, face au Louis Bonaparte (Arthur Mazet) fade et souriant de Carême. Nul besoin de s’attarder sur Joséphine de Beauharnais (Maud Wyler), ici naïve et muséale, quand elle était hypnotique, insaisissable et désagréable sans coquetterie sous les traits de Vanessa Kirby. Nous pouvons nous tromper, mais nous ne pensons pas que cette série puisse marquer les esprits, à part peut-être comme source d’images et de gifs pour que des amateurs d’histoire puissent illustrer des blogs et des propos. Dans le premier repas qu’il sert aux Tuileries, Carême présente sa dernière création originale : une pyramide en sucre, qu’il enflamme et fait fondre instantanément pour épater la galerie. Un bon résumé de l’expérience, en quelque sorte. Que de la gueule.