Capitaine Achab touche d’abord par la très grande minutie avec laquelle Philippe Ramos compose ses plans. Tout est ici très doux, serein, d’une tonalité un peu mélancolique. Parfois, à défaut d’être totalement pris par un récit, une séduction peut naître de la nuance et la subtilité d’une esthétique.
Divisé en cinq chapitres, le second long métrage de Ramos a pour particularité de contourner le sujet attendu, Moby Dick, « la baleine et le capitaine », pour imaginer à Achab une origine. Enfance aventureuse, mère morte en couche, passage successif de la garde d’un père bourru et impulsif à une tante sans caractère, malencontreuse rencontre avec un duo de tueurs et accueil vite contraignant par un homme de foi. Vie d’homme dépressive, amputation d’une jambe, rencontre d’une femme…
Les trois premiers chapitres sont tenus et narrés par la voix off de l’adulte en charge du garçonnet : le père (Jean-François Stévenin), la tante Rose (Mona Heftre), Mulligan (Carlo Brandt). Les deux derniers par Anna (Dominique Blanc), son possible amour, et Starbuck (Jacques Bonnaffé), un compagnon d’arme. La voix off est ce qui donne à ce récit, plus peut-être que le plan en lui-même, toute sa consistance, son ancrage et son incarnation : Achab existe jusqu’au bout par le point de vue des personnages qui l’entourent.
Le cinéaste, plutôt que de miser sur l’efficacité d’un scénario, l’avancée inflexible de la fiction, cherche dans le « trait », la ligne claire, l’essence d’une émotion visuelle incontournable. A partir de là, la question pourrait être : mais à force de n’aspirer qu’à la beauté, de ne s’enquérir que de la forme, ne risque t’on pas de frôler la vacuité, l’inconsistance du bel objet ?
La réponse, pour cette fois, sera négative, si l’on considère que Ramos sait tirer de ses acteurs une énergie et une matérialité parfois bestiale, mais n’interdisant pas la clarté du trait : Stévenin et Denis Lavant, acteurs très « physiques », épais dans la voix comme dans la stature, très masculins, incarnent assez idéalement les figures successives du père d’Achab et d’Achab adulte. Bien que très « dessinés », les personnages préservent une certaine autonomie, une vraie présence tendant parfois à un stimulant brossage de caractères, sinon au génial contre-emploi (le chanteur Katerine en odieux dandy, Dominique Blanc en amoureuse ingénue…).
Philippe Ramos, cinéaste d’inspiration poétique et naturaliste, auteur de trois courts, un moyen et maintenant deux longs métrages, tous primés dans des festivals tels que ceux que Pantin, Grenoble, Locarno pour le dernier, signe ici un film qui ne peut être une déception vu sa parfaite affiliation à aux sensibilités de départ de son auteur, à sa manière de renforcer cette idée que souvent la beauté des films ne dépend de rien de plus que d’un certain apaisement du plan, même face au déclenchement des passions. Et de passions, il est tout de même beaucoup question dans cette histoire.
Il y a, dans ce parcours d’Achab, de son enfance violente à sa fidélité suicidaire à sa passion pour l’imprenable baleine (de la terre à la mer), de son aspiration initiale à « être libre » à sa décision finale une cohérence visuelle, une relation de cause à effet aussi imperceptible qu’évidente conférant au film toute sa trouble noblesse.