Bienvenue à Bataville

Article écrit par

Tomas Bata pensait que la plupart des gens n´avaient pas trouvé chaussures à leur pied, ou étaient trop pauvres pour s´en acheter…

Il y avait donc un marché potentiel de 3 milliards de chaussures à fabriquer, et son usine en Moselle en fabriquait deux mille par jour, jusqu’au moment où la machine trop bien huilée s’est enrayée, vaincue par les pays émergeant plus compétitifs.
En nous dressant en creux le portrait d’un patron à la papa, paternaliste donc, se croyant philosophe à la Auguste Comte, philanthrope à la manière des humanistes, le magnifique film de François Caillat se promène dans ce qui reste de l’empire Bata et interroge les survivants. Il nous montre alors une sorte de « meilleur des mondes », mixte entre l’esprit concentrationnaire du national-socialisme et celui stakhanoviste du socialisme soviétique pur et dur, et les ravages que les deux ont fait dans le monde entier.

On a du mal à comprendre comment une entreprise scandant des slogans avec des hauts parleurs, des impératifs catégoriques, des conseils pas vraiment indignes du Code Soleil qui régissait aussi la vie sexuelle des enseignants au début du XXe siècle, a pu fonctionner pendant des décennies en France, ce pays réputé pour sa liberté de pensée, son espèce d’insolence et son rêve d’anarchie. Nicolas Philibert, auteur entre autres de Être et Avoir, a bien relevé la ressemblance entre ce film et ceux de Jacques Tati, car François Caillat a eu l’idée de ne pas s’impliquer, mais de montrer simplement dans des décors aseptisés, jusqu’à quelles absurdités peut conduire le paternalisme lorsqu’il se pique de régler même la vie personnelle de ses employés. Il est vrai qu’alors la société Bata offrait le plein emploi, mais elle poussait la philanthropie jusqu’à s’immiscer dans la vie de tous les jours et à édicter les pensées « philosophiques » de son directeur : « Le directeur n’est pas votre ennemi, il est directif pour le bien de l’entreprise », « Menez une vie saine, travaillez, prenez de la peine », pour enfin se plaindre de la « fainéantise » de ses ouvriers lorsque l’entreprise a dû fermer. Cet univers à la George Orwell, dont les maximes ne vont pas sans évoquer le trop célèbre et mortifère « Arbeit macht frei », fait froid dans le dos.

Avec sa mise en scène glacée, ses couleurs proprettes, ses entretiens sans effet scénographique, sobres et quasiment sociologiques, François Caillat nous livre un film passionnant pour qui veut comprendre les extrémités du capitalisme revu par le paternalisme. Le kitsch revendiqué représente une sorte de vengeance envers un monde entrepreneurial qui s’est développé jusqu’à l’absurde. Cette cité idéale, entre club Méd et cité Radieuse de Le Corbusier, Bataville est horrible, insupportable parce qu’elle veut notre bonheur malgré nous, si bien qu’on en arriverait presque à lui préférer le libéralisme déchaîné qui lui fait suite et que nous subissons aujourd’hui de plein fouet. Parce qu’en fait, il vaut sans doute mieux que le travailleur sache que le monde de l’entreprise est une jungle et non un doux cocon qui le berce et l’endort. Entre ces deux mondes, le cœur balance et je me dis que nous ne sommes pas arrivés au bout de nos peines. Envoi à monsieur Besancenot : Prolétaires de tous les pays, allez voir Bataville !

Titre original : Bienvenue à Bataville

Réalisateur :

Acteurs :

Année :

Genre :

Durée : 90 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi