Soundtrack to a Coup d’État du cinéaste belge Johan Grimonprez , constitue un voyage époustouflant et riche en idées qui tisse un lien entre le jazz américain et les machinations géopolitiques des années 1950 et 1960. Il est presque réducteur de décrire cet extraordinaire film-essai comme un documentaire musical – il traite de tant de sujets : la guerre froide ; les traces sanglantes du colonialisme en Afrique ; l’assassinat en 1961 de Patrice Lumumba, Premier ministre de la République démocratique du Congo nouvellement indépendante ; sans oublier, entre autres moments historiques, la fameuse chaussure de Nikita Khrouchtchev. Mais le lien entre ces situations appartenant désormais à l’Histoire demeure une exploration révélatrice de la politique et de la musique -le jazz-, libre, et nerveuse à travers chaque image.

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En 150 minutes d’une densité exceptionnelle, le film couvre majoritairement une décennie allant de 1955 à 1965 environ. Le point central de cette grande partie du documentaire, ou plutôt de ce film-essai et engagé, reste l’ascension et l’assassinat de Patrice Lumumba, alors Premier ministre du Congo belge, pays aujourd’hui nommé République démocratique du Congo (ex-Zaïre). Ce récit s’inscrit dans le cadre plus large de la lutte des nations occidentales – principalement la Belgique et les États-Unis – pour conserver leurs droits sur l’uranium et les autres richesses minérales du Congo. Afin d’illustrer son propos et son argumentation, le réalisateur belge Johan Grimonprez utilise des témoignages audios, des extraits de littérature politique, des discours, des interviews, des vidéos de performances, des films amateurs, des textes officiels, des images historiques, des documents officiels et des actualités cinématographiques.
Grimonprez tente par cette méthode de tisser plusieurs fils conducteurs au cours de ce film : le rôle joué par la Belgique, la CIA et l’ONU dans la disparition de Lumumba ; l’émergence des nations africaines et du mouvement anti-impérialiste ; le rôle d’Andrée Blouin, rédactrice des discours de Lumumba, cheffe du protocole, espionne et principale actrice de la cause du féminisme africain ; celui du Premier ministre russe Nikita Khrouchtchev en tant qu’agent provocateur anticapitaliste; mais également Castro, Malcolm X, le mouvement des droits civiques aux États-Unis, Disneyland, les différents visages du président Dwight D. Eisenhower, des responsables militaires made in USA, et le président du MOMA William Burden, qui entretenait des liens avec la CIA tout en étant actionnaire de la mine d’uranium du Katanga. Un casting de haute volée digne d’un thriller, ou d’un film d’espionnage de la décennie mentionnée.

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À cette distribution viennent se joindre des musiciens de jazz qui, selon le principe narratif développé dans ce film, fournissent l’équivalent d’une bande sonore illustrant, voire accompagnant, le déroulement des machinations ourdies par les puissances occidentales et autres groupes susnommés. Non seulement via les compositions de ces artistes, mais aussi par leurs propos, car nous les écoutons au fil du film s’exprimer sur des questions éminemment politiques : Ornette Coleman et Archie Shepp, ou encore Max Roach et Abbey Lincoln, jazzmen engagés en faveur de la décolonisation, qui font irruption au conseil de sécurité en guise de protestation contre les USA. D’autres musiciens de jazz furent par contre directement impliqués comme leurre ou distractions dans la politique de la Guerre froide. Quincy Jones, Dizzy Gillespie, Louis Armstrong, Duke Ellington et Sarah Vaughan ont été envoyés à l’étranger comme représentants – « ambassadeurs » – des valeurs démocratiques américaines par l’ Agence d’Information des États-Unis, une agence qui faisait la propagande du mode de vie américain. Grimonprez concentre l’essentiel de son attention sur Armstrong et Gillespie. Les autres jazzmen servent soit de symboles de la liberté implicite du jazz (Roach, Lincoln), soit leur musique est interprétée par le réalisateur comme un accompagnement sonore approprié aux images : Art Blakey, Charles Mingus, Eric Dolphy et John Coltrane . Des musiciens africains sont également présents, afin d’assurer un art du contrepoint politique, idéologique, et cinématographique.
Même si ce dispositif semble parfois hyperbolique, ou s’engager dans une surinterprétation de l’engagement de certains musiciens (notamment John Coltrane et son Alabama que Grimonprez utilise ici en un montage à la limite du subjectif), le cinéaste place fréquemment la musique dans une relation plus subtile avec les images. Des représentants congolais réclament la liberté à Bruxelles au son de Thelonius Monk. Nina Simone chante The Ballad of Hollis Brown tandis qu’on lit à l’écran qu’elle a été envoyée au Nigeria par l’American Society of African Culture pilotée par la CIA. Dizzy Gillepsie évoque le rythme de ses compositions et interprétations, et on le voit danser alors que le Premier ministre russe Khrouchtchev frappe rythmiquement de sa chaussure sur un bureau de l’ONU. La liberté (apparente ?) que représente le jazz est de cette manière mise ironiquement en parallèle avec la restriction de la liberté au Congo et aux États-Unis.
Film-essai, pamphlet comportant des moments surprenants ou jubilatoires, Soundtrack to a coup d’état demeure un leste coup de pied dans la fourmilière de l’Histoire de la décolonisation.




