Aux frontières de l’aube s’ouvre sur l’image d’un insecte crépitant, son corps minuscule lumineux dans la pénombre. C’est un moustique qui suce le sang de la peau d’un humain. Ce plan vampirique incarne déjà le titre du film, « Near Dark » en anglais et de sa dichotomie entre l’ombre et la lumière (et entre « Le Mal » et « Le Bien » ?). Nous sommes dans l’Oklahoma, au cœur des Etats-Unis, bordé par d’autres Etats du Sud, comme le Colorado et l’Arkansas, là où des plaines désertiques sont légion et où le soleil brûle la terre et les rétines. Kathryn Bigelow prend le temps de filmer ce territoire américain qui charge une imagerie cinématographique à lui seul, des westerns aux road movies. Caleb (Adrian Pasdar), jeune homme vivant dans une ferme avec son père et sa petite sœur, rencontre Mae (Jenny Wright) au crépuscule du jour. Il a tous les attributs des garçons du coin, avec son jean et son chapeau de cow-boy et la jolie Mae lui plaît, elle a une apparence douce et diaphane. Il s’apprête à manger une glace avec elle mais le feuilleton amoureux semble vite s’éloigner des intentions de la réalisatrice. Alors que les dernières lueurs du jour sont tombées, Mae confie à Caleb que « la nuit est assourdissante ». Elle veut lui montrer cette nuit mais doit rentrer avant l’aube. Car Mae est une vampire et ne peut s’empêcher d’emporter Caleb dans sa condition. Ni western, ni road movie, ni véritablement « film de vampires », Kathryn Bigelow emprunte à tous ces codes à la fois pour livrer un second long métrage personnel et sombre, qui pose déja, après The Loveless, les jalons de son cinéma où la violence qu’engendre le gouffre auto-destructeur de l’humain face à l’Autre, qu’il ne connait pas. Tous ces conflits sont travaillés de manière particulièrement marquée dans le cinéma de Kathryn Bigelow, à l’instar d’un film comme Délivrance de John Boorman, sorti au début des années 1970, un an avec La Horde Sauvage de Sam Peckinpah, que Kathryn Bigelow cite comme une référence importante dans son parcours de cinéaste.
Ce déferlement de violence à l’œuvre dans le western de Peckinpah et plus généralement dans le cinéma du nouvel hollywood des années 70 (on pense aux Chiens de paille ou à Voyage au bout de l’enfer au sujet de la guerre du Vietnam) se retrouve dans le cinéma de Kathryn Bigelow, où chaque film pose de nouvelles problématiques sur la violence humaine et les comportements extrêmes, on pense notamment à son dernier film Detroit. Comme ces films des années 1970, la réalisatrice pousse à bout ses personnages, comme pour mieux questionner l’identité humaine. A l’instar de la séquence dans le bar, où le groupe de vampires (qui semble avoir remplacé la horde de cow-boys), mené par les féroces Severen (Bill Paxton) et Jesse (Lance Henriksen), fait son festin cruel de tous les hommes présents. Dans cette course à la faim féroce, Caleb, lui, devenu vampire, n’arrive pas à tuer, quitte à en mourir. La réalisatrice renverse ici le rôle de l’homme américain amené à reprendre le rôle de fermier de son père, d’alpha-mâle solide, pour en faire un humain malmené par sa nouvelle condition de vampire et incapable de se transformer en prédateur pour se nourrir alors même qu’il n’avait pas hésité à bousculer Mae de ses avances. Elle transgressera les règles de son groupe pour Caleb, marginale parmi eux, tandis que Caleb fera de même dans l’un des ultimes moments du film.
L’œuvre se déroule comme un embrasement progressif, jusqu’à la séquence finale, au son des partitions de la musique planante et parfois menaçante des synthétiseurs du groupe allemand Tangerine Dream, qui marque les années 1980, et recouvre d’une chape de plomb plusieurs séquences de l’oeuvre. Aux frontières de l’aube alterne jusqu’au bout entre une esthétique de l’obscurité et une esthétique du feu, entre les bas fonds de la nuit et l’image des peaux luisantes des personnages et de la luminosité crue des paysages arides. De son voyage dans une nuit assourdissante, Caleb reviendra changé par un « passage de frontières » pour reprendre le titre de l’essai de Jérôme d’Estais consacré à Kathryn Bigelow. Un passage de frontières, de béance à béance, pour ausculter les tréfonds de l’âme humaine, qui ne marque que les débuts de la réalisatrice. On garde ainsi de ce film la sensation d’être face à une oeuvre mineure, débutante, mais déjà marquée de nuées ardentes.