A trois reprises, Robert Aldrich s´engouffra dans le sous-genre du film de commando, générant des oeuvres marquantes du récit de guerre avec Attaque et Les Douze Salopards, puis bouclant la boucle dans Trop tard pour les héros, passionnant film somme. Ayant bouleversé la manière de mettre en scène les hommes au combat, brassé des thèmes novateurs et révélé quelques très grands acteurs, ces trois films occupent une place centrale dans la filmographie du réalisateur.
Attaque (1956) : La fin du patriotisme
Durant la Seconde Guerre Mondiale en 1944, le lieutenant Joe Costa (Jack Palance) se trouve sous les ordres du capitaine Erskine Cooney (Eddie Albert). Ce dernier, terrifié par le combat, fait tuer par sa lâcheté un groupe de la section commandée par Costa.
Le lieutenant Harold Woodruff fait part au supérieur de Cooney, le lieutenant-colonel Clyde Bartlet (Lee Marvin), des problèmes de commandement et lui demande de relever le capitaine de ses fonctions, afin d’éviter qu’il ne mène à la mort d’autres soldats par son incompétence. Le colonel lui répond qu’il ne peut le faire sans Cooney et lui assure qu’en tout état de cause les hommes ne devraient pas repartir au front. La véritable raison qui pousse Bartlett à garder Cooney est que le père de ce dernier étant juge, son appui pourrait s’avérer utile pour sa propre carrière politique. Woodruff rend compte de sa discussion avec le colonel au lieutenant Costa qui reste dubitatif. De fait, un ordre du Quartier général tombe : le régiment est mobilisé pour un assaut sur la ville de Nelle.
En l’espace de trois premiers films exceptionnels, Robert Aldrich se révéla un auteur complet à tout les égards, à l’aise dans tous les genres (western pour Vera Cruz et Bronco Apache, film noir avec En Quatrième Vitesse, drame sur Le Grand Couteau) et aux thèmes forts : entre autres son cycle sur la critique de Hollywood et le monde du spectacle, entamé avec Le Grand Couteau puis poursuivi dans Qu’est -il arrivé à Baby Jane ? et Le Démon des femmes.
Auréolé du succès public et critique des films précités, Robert Aldrich bénéficie donc d’une liberté sans précédent, qui lui permettra de livrer un des films de guerre les plus virulents qui soit. Jusque là, les films de guerre s’étaient contentés de livrer des récits humanistes et/ou patriotiques où, en dépit de l’invention formelle (le fameux Aventure en Birmanie, qui redéfinit la manière de filmer la jungle), l’engagement des USA dans divers conflits en parallèle (2e Guerre Mondiale puis Guerre de Corée dans les 50’s) empêchait d’aborder de manière critique le fonctionnement de l’armée américaine. La donne change radicalement avec cet Attaque, d’une rare noirceur.
La pathétique séquence de boucherie humaine ouvrant le film suffit à définir les deux personnages principaux. Jack Palance, en soldat modèle, vit la perte de chacun de ses hommes de manière viscérale tandis que Eddie Albert apparaît immédiatement comme le fils à papa couard qu’il est. On voit comment le privilège des classes et l’ambition personnelle prennent le pas sur le collectif, poussant le Colonel incarné par Lee Marvin à maintenir en place un incompétent, causant ainsi la perte de son unité.
La seconde mission se soldera ainsi par un immense désastre exacerbant les traits de caractère de chacun. Cooney, totalement dépassé, se révèle tour à tour pitoyable et détestable, petit garçon jamais sorti du giron d’un père violent et castrateur mais également véritable ordure méprisable, suscitant la haine la plus profonde du spectateur lors de la séquence où Palance, à bout de force, essaie de le tuer après qu’il l’ait nargué sans vergogne. A ce degré de dégoût, on ne peut que saluer l’interprétation extraordinaire de Eddie Albert. Habitué ailleurs aux seconds rôles de méchants, Jack Palance trouve en Costa l’écorché vif, après le réalisateur dépressif du Grand Couteau, un nouveau très grand rôle. Lee Marvin, quant à lui, sourire goguenard et cigare au bec, est sans doute le personnage le plus odieux du film. Théâtral et spectaculaire à la fois, Attaque n’est sauvé du nihilisme total que par sa conclusion, où l’humanisme dépasse enfin l’arrivisme, lorsque Woodruf (très bon William Smithers) se décide malgré la menace à relater les événements en haut lieu.
Les Douze Salopards (1967) : A nouvelle guerre, nouveaux soldat
Pendant la Seconde Guerre mondiale, quelques temps avant le débarquement, douze criminels, tous condamnés à mort ou à perpétuité, se voient proposer une mission suicide en échange d’une amnistie: attaquer un château en France où se sont installés une trentaine de généraux nazis et en massacrer le plus possible.
Plus de dix ans plus tard, Aldrich revient au film de guerre avec ce qui reste sans doute son film le plus populaire. Après des films comme Les Sept Mercenaires ou Les professionnels, la mode est au casting masculin collectif, chargé en testostérone, ici illustré par les présences viriles de Charles Bronson, Lee Marvin, John Cassavetes ou encore Telly Savalas. Cela, ajouté à la tonalité en apparence bien plus guerrière véhiculée par la promotion du film, tendrait à laisser croire que Aldrich a changé son fusil d’épaule depuis Attaque… mais il n’en est rien.
Avec Les Douze Salopards, Aldrich compte bien inscrire ses thématiques et la tonalité générale dans les préoccupations du moment, au point de rejeter la première mouture du scénario de Nunnaly Johnson qui avait, selon lui, écrit « un film de 1945 ».
La construction est étonnante pour qui s’attend à un pur récit guerrier, puisque l’essentiel du film est consacré à l’entraînement des « salopards » qui, une fois prêts, iront effectuer leur mission à la fin du film. Les personnalités hautes en couleurs du groupe, leur statut à part au sein de l’armée, s’inscrivent dans une volonté de rébellion particulièrement communicative contre l’autorité. Lee Marvin (lui-même isolé au sein de l’armée) est parfait en mentor intraitable souhaitant faire de ses hommes des soldats sans pour autant dénaturer ce qui fait leur particularité et force, cette sauvagerie et rage féroce les rendant plus dangereux que de gentils soldats disciplinés. Le moment clé serait sans doute celui où le groupe se concerte pour ne pas se raser, afin d’accéder à de meilleures conditions, formant ainsi une entité enfin unie.
Si, dans Attaque, c’était l’ambition qui emmenait des personnalités perturbatrices sur le terrain, ce sera cette fois la nature même du conflit qui les révèlera. La séquence, lors de la mission finale, où notre commando asperge d’essence des nazis enfermés dans une cave et les fait brûler vif sans état d’âme, allusion directe aux attaques au napalm usitées au Vietnam, est explicite. Aldrich fait en partie ici la même chose que Robert Altman qui, plus tard dans M.A.S.H., parlera du Vietnam en prenant pour cadre prétexte la guerre de Corée. Les figures de soldats héroïques exemplaires sont pour un temps oubliées : elles n’étaient utiles que dans des conflits « justes », comme la 2e guerre mondiale. Pour des guerres aux enjeux plus ambigus, des barbares plus enclins à sauver leur peau que motivés par la bannière étoilée font autrement mieux l’affaire.
Les critiques américains ne comprendront pas la démarche d’Aldrich et taxeront le film de fachisme. Le malentendu vient certainement du fait que, contrairement à Attaque, plus austère, Les Douze Salopards ne se cache jamais de son statut de divertissement spectaculaire. L’anticonformisme des personnages leurs confère un charisme inédit pour l’époque, le film imposant ainsi un nouveau type de héros. Hormis d’ailleurs le psychopathe en puissance incarné avec délectation par Telly Savalas, les autres « salopards » doivent pour la plupart leur situation à un malheureux concours de circonstance, plutôt qu’à une réelle nature criminelle. L’interprétation est remarquable, entre un John Cassavetes en rebelle individualiste, la force de la nature Clint Walker, Jim Brown en soldat noir en quête de respect et bien sûr un Charles Bronson impérial comme à son habitude dans un rôle proche de celui du Jack Palance d’Attaque. Grand succès à l’époque, Les Douze Salopards demeure le mètre étalon du film de commando, qui par ses multiples degrés de lecture dépasse d’autres films plus ouvertement jouissifs et spectaculaires comme Quand les aigles attaquent.
Trop tard pour les héros (1970) : Retour à l’héroïsme ?
En 1942, dans une île des Nouvelles-Hébrides, une patrouille britannique est chargée de neutraliser un émetteur radio situé dans la partie nord de l’île, occupée par les Japonais. Le lieutenant américain Lawson se joint à la patrouille. Les soldats s’élancent à travers la jungle pour ce qui s’annonce comme une véritable mission suicide.
Ultime incursion de Aldrich dans le genre, ce film conclut en quelque sorte le cycle entamé avec Attaque et poursuivi avec Les Douze Salopards. On y retrouve certains thèmes tels que les supérieurs défaillants mettant en danger la mission (avec le personnage de Denholm Elliott) ou encore la réalité du terrain révélant la bassesse de la nature humaine (avec les soldats pris au piège prêts à répondre à l’appel du Japonais). La première partie évoque un peu Enfant de salauds de André De Toth, avec un Cliff Robertson véritable tir au flanc oisif, contraint bien à ses dépends de participer à une mission suicide aux côtés de l’armée britannique. La différence étant que ses compagnons s’avèrent aussi peu motivés que lui, le personnage blasé de Michael Caine en tête. Le générique annonce d’ailleurs la couleur : musique tonitruante sur fond de drapeaux américain, anglais et japonais, avant que l’hymne ne tourne au ralenti et que ces drapeaux ne tournent en lambeaux.
Le début est assez comique et détendu, avec un Robertson débraillé, revenant de la plage ou échangeant des blagues salaces avec son supérieur Henry Fonda. Les soldats anglais ne valent guère mieux, galerie de freaks occupant leur temps en pariant sur des courses de cafards donnant un sérieux coup à la rigueur de l’armée. Contrairement aux films précédents, le ver est cette fois dans le fruit : ce ne sont pas des pièces rapportées qui viendront semer la discorde, mais le corps même de l’armée, qui s’avère déphasé. Une nouvelle fois, l‘usure d’une guerre du Vietnam aux enjeux concrets peu galvanisant pour le soldat s’inscrit en filigrane.
Dès l’entame de la mission, Aldrich distille une atmosphère des plus tendue et parvient à livrer nombre de situations originales telles que cette erreur stratégique voyant le commando s’entretuer à cause d’un placement malheureux lors d’une embuscade. Après un déroulement assez classique, devenir palpitant dans la seconde partie, avec nos héros traqués dans la jungle par les Japonais et se voyant soumis à de cruels dilemmes. Ses membres étant amenés à choisir entre leur instinct de survie et leur patriotisme, le commando se désagrège et les vraies natures se révèlent, avec un surprenant revirement de Robertson, dont la culpabilité fait ressortir les vertus héroïque. Une belle idée que ce chef japonais (joué par le grand Ken Takakura) les harcelant et semant la discorde quand il les interpelle dans la jungle avec ses haut-parleurs, tel une mauvaise conscience venant titiller leur lâcheté. Aldrich semble avoir opéré différemment cette fois, en exposant longuement les mauvais penchants et la lâcheté de son personnage principal avant de lui offrir la stature des grands héros dont il désirait s’éloigner dans Attaque et Les Douze Salopards. On ressent ainsi le grand frisson lors du final, où Caine et Robertson (qui lancera à Caine un mémorable « You zig, I zag » avant d’entamer la course folle), pilonnés par les Japonais, doivent traverser un champ à découvert pour rejoindre leur camp, encouragés par leurs camarades et la musique galvanisante de Franck De Vol. Robertson devient ainsi, par la force des choses, une icône, se détache en tant qu’individualité alors que les précédents films vantaient les vertus collectives d’un groupe soudé.
Certainement pas plus patriotique que ses autres films de commando, Trop tard pour les héros met une nouvelle fois le manichéisme à mal, et ce n’est que quelques minutes avant la conclusion qu’il faudra le chercher, lorsque Caine et Robertson tuent Takakura qui avait pourtant épargné leurs compagnons, malgré le chantage qu’il avait opéré. Derrière le héros se cache toujours un secret où un acte inavouables.