Le film raconte l’histoire de Samira, jeune institutrice de Sarajevo qui fait sa rentrée dans un petit village à quelques heures de la capitale. Mais la guerre a déjà commencé, et quelques jours plus tard, elle est déportée, avec toutes les femmes du coin, dans une région reculée de la Bosnie. Les hommes, eux, sont fusillés d’emblée. Juanita Wilson se tire avec les honneurs de cette première scène difficile, en s’en tenant à juste distance : dans une grande salle de classe, hommes et femmes sont séparés ; ils sortent en premier, la caméra reste sur leurs visages à elles – hors-champ, les rafales de mitraillettes ne tardent pas à se faire entendre. On retrouve les femmes emprisonnées dans un entrepôt au milieu de nulle part, un camp de concentration en fait. Samira est jolie, ça se voit tout de suite ; elle est jeune, aussi. Elle a tôt fait d’être choisie pour divertir sexuellement les soldats. Wilson attaque d’emblée, la première scène de viol est atroce, s’étire dans le temps et n’épargne rien des coups, des humiliations, du soulagement quand les bêtes s’arrêtent enfin. Elle explique aussi très vite le titre : à bout de forces, Samira se détache littéralement d’elle-même. On la retrouve au milieu de la pièce, observant ses bourreaux la malmener. Comme si elle n’y était pas.
Cette littéralité se retrouve souvent dans As If I Am Not There, et marque un peu son défaut. C’est un film du côté des femmes, filmé exclusivement de leur point de vue, qui tient les hommes à distance : on voit peu les salauds. C’est sa grande force, c’est aussi sa limite, quand ce regard s’exprime de manière un peu trop prononcée. Au mi-temps du film, Samira décide, malgré tout, de ne pas s’apitoyer sur son sort. Elle ressort une robe rouge légère, s’applique du rouge à lèvres tous les jours, seuls éclats de couleur dans une photo terne pour dire que la féminité subsiste, qu’on peut faire perdurer le soi par-delà les atrocités. On sent Juanita Wilson particulièrement investie et inspirée par son sujet, qu’elle souligne trop souvent par des cadres larges et glacials, qui retranscrivent aussi bien les espaces confinés qu’ils ne s’appesantissent sur le quotidien morbide de Samira et de ses co-détenues. Wilson est engagée aux côtés de ses personnages, parfois trop : on se prend à espérer que As If I Am Not There se tienne un peu plus en retrait de son propos, laisse plus de place à la réflexion et à l’ambiguïté.
Il y a pourtant de très belles choses dans le film de Juanita Wilson, dans la manière qu’elle a par exemple d’économiser les mots, de laisser les visages s’exprimer : là, elle réussit, par des plans resserrés, à faire se lire la peur, l’attente, l’angoisse que tout cela ne cesse jamais. As If I Am Not There bénéficie à ce titre du jeu très sensible de Nataša Petrović, étudiante en actorat à Skopje au moment du tournage, et dont c’est la première apparition à l’écran. Elle est remarquable, et contribue pour beaucoup à rendre aimable cette première œuvre éprouvante qui s’illumine sur la fin. L’œuvre d’une femme qui, au cœur de la noirceur la plus extrême, choisit en dernier recours de faire surgir un dernier sursaut d’espoir.