Ce qui est surprenant par contre, c’est le traitement réservé au film depuis sa projection cannoise. Entre vénération de l’idole (au sens fort) et rejet total, rien ? Pas grand-chose en tout cas. Quelle que soit la position, la plupart semblent se repasser le film comme une patate chaude. Passées quelques considérations techniques (Godard et l’usage de la 3D : bien/pas bien), on retombe bien vite sur les quelques mêmes phrases, une tentative de résumé de « l’histoire » du film, tout droit sortie du dossier de presse plus que succinct auquel on semble se raccrocher désespérément comme à une bouée, quand bien même ce qu’on a vu ne semble pas avoir grand-chose à voir avec ce qu’on y lit. Une femme, un homme, à poil souvent, un chien, toujours à poil – même si, comme il est dit dans le film, tous les animaux étant nus, ils ne le sont pas. Ça parle, ça théorise. A plein, à vide. A partir de là, on brode pour arriver à un nombre de signes corrects et pouvoir publier. Sauf que la plupart gomment l’aspect le plus important dans un écueil critique assez grave. Pourtant la dimension politique, l’engagement libertaire est largement visible dans cet Adieu au langage. Et c’est même, avec sa dimension expérimentale dans la 3D, ce qu’il offre de plus intéressant.
La dimension expérimentale, parlons-en justement. Suivant son segment de 3x3D (Les Trois Désastres), Adieu au langage est en 3D. Logique somme toute pour quelqu’un qui travaille la surimpression depuis sa découverte de la vidéo dans la deuxième moitié des années 60. Une 3D tout sauf immersive donc : elle est souvent peu adaptée à l’œil tant les mouvements de caméra portée (appareils photos, smartphone…) sont rapides et brusques. La 3D, instrument du malheur ? C’est ce que semble indiquer le film au détour d’un intertitre sur lequel un 3D rouge vient se sur-imprimer à « malheur historique ». En tous les cas, Godard l’interroge cette 3D, joue avec. Et ce de manière tout à fait pragmatique. La stéréoscopie est constituée par l’enregistrement de deux images simultanées pour produire une illusion de relief. Que se passe-t-il si au lieu d’une image en relief reproduisant le point de vue humain (deux images éloignées de quelques millimètres l’une de l’autre qui se superposent), on tente d’autres points de vue, on superpose deux images qui n’ont rien à voir : oh, pas bien éloignées l’une de l’autre, mais tout de même suffisamment pour dépasser nos possibilités physiques. Vertige. Clignement de l’œil pour saisir l’une, puis l’autre image. Adieu au langage a parfois quelque chose de radicalement ludique. A part cette investigation jusqu’au-boutiste de la 3D, pas de quoi crier au génie non plus tant Godard exploite sinon des recherches picturales anciennes (ce qu’il a toujours affirmé) mais profite surtout d’une méconnaissance générale du cinéma expérimental et surtout, surtout de l’art vidéo. Pas grand-chose finalement que les pionniers de la vidéo n’aient tenté dans les années 70. Ça ne rend pas le film mauvais, mais ça temporise un certain emballement critique sur le caractère précurseur du cinéaste.
Adieu à l’engagement
L’éloge de l’engagement. Un discours présent de longue date chez Godard et dont la lisibilité dans le premier quart du film est salutaire. Dans la lignée des Situationnistes, le cinéaste réaffirme et affine sa thèse développée dans les Histoire(s) du cinéma (1988-1998) : celle de l’échec du cinéma. Le cinéma comme un art qui n’a volontairement pas joué son rôle, qui s’est sciemment noyé dans la fange du divertissement bas de gamme plutôt que d’être le témoin de son époque, un cinéma au service du capital plutôt que du peuple, qui endort les masses plutôt que de les (r)éveiller. Un cinéma incapable d’empêcher, ni même de répondre, aux horreurs du siècle. Juxtaposition d’images : une romance hollywoodienne/des bombardements. Que préférez-vous regarder ? Tout est fichu de toute manière puisque même le témoignage est désormais spectacularisé. Ainsi plus loin dans le film, le son d’une guerre devient rythme musical et l’horreur arme de séduction massive.
Cet échec contamine le cinéma même de Godard où les scènes, la musique, les phrases… sont interrompues brutalement. Inaudibles, nécessairement inabouties. Le langage est dévoyé. De manière symptomatique d’ailleurs, ce ne sont jamais des phrases légères ou vides de sens qui sont interrompues. Non, toujours des phrases clés comme si on obturait le sens pour empêcher d’y accéder. Comme un aveuglement volontaire ? Un aveuglement dénoncé par un laxisme général de l’homme qui refuse de voir ce qu’il a sous les yeux. A Mein Kampf et Hitler qu’on a refusé de prendre au sérieux, Godard substitue Jacques Ellul qui dès 1946 aurait annoncé les désastres nucléaires, les OGM… Plus que dans son aspect prophétique ampoulé, c’est dans l’analyse d’un désengagement devenu général que le cinéaste vise et touche : « On a pris l’habitude que l’Etat fasse tout. Et quand tout va mal, on s’en prend à l’Etat. » Le refus de sa propre responsabilité ne peut mener qu’au désastre. Un terme revient souvent sous la plume de quelques critiques : « punk ». Godard un cinéaste punk ? L’assertion a de quoi faire hurler de rire. Certains moments pourtant d’Adieu au langage véhiculent un esprit libertaire qu’on n’entend finalement que trop rarement.
Le problème, c’est que passé le premier quart d’heure, cette dimension immédiatement politique est reléguée à l’arrière-plan. Elle refait surface de temps à autres, mais se retrouve noyée dans un magma plus ou moins ordonné d’images en tout genre, du trivial au symbole, lourd, d’un abreuvement de citations et d’un gavage théorique, in ou off, balancé à la gueule du spectateur. Qu’il se débrouille avec. Peu importe qu’il ait les armes ou pas pour l’intégrer. La pédagogie, Godard, ça fait longtemps qu’il l’a laissée tomber. Précisément le jour où il a décrété qu’il n’était pas écouté, qu’il n’y avait personne pour s’intéresser au cinéma qu’il défend. Alors qu’il s’insurge contre le manque de responsabilité morale du cinéma : Godard, par mépris du spectateur (1) a fini lui-même par baisser les bras. Godard incompris, isolé au-dessus du monde. Si depuis trente ans, le discours de Godard n’est pas entendu, ce n’est pas parce qu’il n’est pas écouté, mais bien parce qu’il n’est pas transmis. Depuis longtemps déjà, le dialogue n’est plus chez Godard. Déjà en 1978 avec Anne-Marie Miéville, dans France, Tour, Détour, Deux Enfants, l’abreuvement de questions aux enfants tournait à vide au profit de la logorrhée godardienne. D’une illusion de dialogue, le soliloque est devenu sa forme : un soliloque de plus en plus obscur dont Godard se fiche qu’il soit entendu. Peu à peu, Jean-Luc Godard est devenu presque aussi irresponsable que le cinéma qu’il critique. La radio diffuse volontairement sur une fréquence que personne ne reçoit. C’est indéfendable. A l’exception de quelques brefs éclats ponctuels dans ses récents films (la fin de Notre musique, 2004 ; le début d’Adieu au langage) – pourtant d’une rare force, d’autant qu’ils résonnent avec l’actualité la plus récente – le discours se perd. Volontairement. Malheureusement, ce que signe Godard ici, c’est un adieu à la communication et à l’engagement.
(1) Posture qu’on peut lire aussi dans la lettre vidéo adressée au festival de Cannes pour annoncer sa non-venue. Là encore une position à l’éthique douteuse, mais rappelant que Godard est, depuis toujours, un habile tacticien. Godard au-dessus du cirque médiatique du cinéma ? Non. L’honnêteté eût été de refuser la sélection. Sélection dans un festival = publicité. Refuser de s’y rendre = encore plus de publicité. Une publicité dont le film a besoin évidemment, mais sur ce point, personne ne lui reprocherait de jouer carte sur table.