A peine j’ouvre les yeux

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La fin du règne de Ben Ali en Tunisie vue par les yeux d’une femme qui aime la musique et la liberté. A soutenir par les temps qui courent.

Après deux courts métrages très remarqués, Soubresauts en 2011 et Zakaria en 2013 (mention spéciale du jury au Festival Premiers Plans d’Angers), Leyla Bouzid nous livre avec À peine j’ouvre les yeux un premier long métrage solaire et très musical. On y retrouve toutes les thématiques qu’elle avait déjà à l’esprit dans ses courts, notamment la condition de la jeune fille dans les sociétés maghrébines, en particulier la Tunisie puisqu’elle est la fille du célèbre réalisateur Nouri Bouzid. Leyla Bouzid connaît très bien le problème, elle qui est venue faire ses études à la Sorbonne puis à la Fémis et revient à Tunis pour y tourner ce premier long métrage, Prix du public et Label Europa Cinémas au dernier festival de Venise et Grand Prix au dernier festival international de Saint-Jean-de-Luz présidé par Josiane Balasko. Sa carrière ne va sans doute pas s’arrêter en si bon chemin, puisqu’en fait, et malheureusement, son film tombe à pic avec la recrudescence du terrorisme islamiste, même si ce n’est pas son propos ici. En effet, À peine j’ouvre les yeux est d’abord un film magnifique en hommage à la musique, notamment celle de l’Irakien Khyam Allami et à la chanteuse tunisienne Ghalia Benali qui interprète le rôle de la mère de Farah dans le film. En outre, c’est un très bel hommage à la beauté de la femme et à son courage, grâce entre autres au directeur de la photo Sébastien Goepfert et à l’interprétation de Baya Medhaffar dans le rôle principal.

Le scénario est simple, sans pour autant être cousu de fil blanc. On doit à Leyla Bouzid et Marie-Sophie Chambon, sortie elle aussi de la Fémis dans les années 2010, cette histoire d’une jeune fille de la classe moyenne tunisoise qui joue dans un groupe de rock mais que la mère verrait bien médecin, le premier de la famille. On sent ici l’influence bénéfique d’un film iranien incandescent de Bahman Ghobadi, sorti en 2009, Les chats persans, mais sans trop d’adoubement à ce film sans doute parce qu’il est inimitable dans sa force anarchiste. Il faut dire que, pour le moment, la situation en Tunisie n’a pas encore atteint le degré d’intolérance de l’Iran et autres pays du Golfe Persique. C’est à se demander d’ailleurs ce que viennent faire les Émirats Arabes Unis dans ce projet de film féministe, voire libertaire. Sans doute les hasards et la nécessité d’une production internationale alliant de plus la France, la Tunisie et la Belgique ? Le film de Leyla Bouzid est incontestablement un film plein de talent et il n’est pas étonnant qu’il soit autant apprécié par le public et par les différents festivals de cinéma, justement parce qu’il dépeint une société qui, depuis quelques années, inspire l’espoir et fait également peur. La Tunisie, avec ses voisines la Lybie et l’Algérie, danse sur un volcan dont on ne connaît pas encore les prochaines éruptions. Il fallait un certain courage, pour ne pas dire un courage certain, à Leyla Bouzid pour s’attaquer de front à la société tunisienne, dans tout ce qu’elle a encore de traditionnaliste et de machiste. Farah, son héroïne, se bat contre les siens, sauf son père – directeur d’une mine de phosphate dans le Sud et vaguement absent qui la protège et la soutient. Elle affronte surtout sa mère, son petit ami qui aurait quand même une certaine tendance à la mépriser et les hommes en général (pour ne pas dire les « mâles ») pour tenter de vivre son rêve : chanter.

 

Le film est bien sûr censé se passer juste avant la chute de Ben Ali dans les années 2010, mais il fait encore plus écho maintenant que Paris a été tétanisé par les meurtres du Bataclan, perpétrés parce que les gens y écoutaient de la musique. Outre que les textes que Farah inteprète dans son groupe sont particulièrement opposés au régime, on admire à la fois son courage et sa détermination sans toutefois les ressentir profondément. Cependant, sans qu’il soit nécessaire d’être femme, il est aisé de comprendre grâce à ces images que la place de la femme dans la société musulmane est loin d’être pérenne et que son identité est sans cesse remise en question dans cette société machiste qui fait douter qu’on puisse un jour accéder à la parité homme-femme dont avait rêvé Bourguiba en la plaçant dans le cadre de la loi. Dans le dossier de presse, Leyla Bouzid déclare que la religion n’est pas le sujet central du film, certes, même si le mot Ramadan y est prononcé à quelques reprises. Il n’empêche qu’elle est cependant bien présente ne serait-ce que dans la manière dont les hommes regardent et traitent les femmes. Il n’est pas si sûr que la société maghrébine évoluera sur ce sujet, tant que les hommes et les femmes ne seront pas égaux, et tous les films sur le sujet ne pourront pas grand-chose car, ainsi que le disait Woody Allen : « L’art ne change rien à la vie, hélas ». Les lois de la toute jeune démocratie tunisienne ne pourront rien y changer, si la mentalité des Tunisiens ne change pas fondamentalement. Le film ne constate pas autre chose que cela sous l’ancien régime ben Ali : se soumettre ou se démettre. Malheureusement, le film s’arrête avant la Révolution de Jasmin et l’avenir plus ou moins proche nous dira si la Tunisie a vraiment changé sur ce point important de la laïcité et de la parité. Ce n’est malheureusement pas ce que le quotidien nous montre, malgré le courage de certaines femmes, dont Leyla Bouzid a le mérite de faire partie.

Titre original : A peine j'ouvre les yeux

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Durée : 102 mn


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