Wendy et Lucy

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Deux ans après un Old Joy tout en mesure et suggestion, retour de Kelly Reichardt avec la « petite » histoire d’une solitude nouvelle… redonnant vie comme peu de films à la précieuse question de l' »humain ».

Le nouveau long-métrage de Kelly Reichardt, révélée il y a deux ans avec un Old Joy d’une singulière modestie, tout en épure et évidence, saisit immédiatement par la clarté de ses enjeux : faire fiction d’une solitude soudaine, détourner les codes du road movie en substituant à l’ivresse du voyage le trouble d’un immobilisme forcé. Quelques films récents, tels que Gerry de Gus Van Sant, ou donc Old Joy, surent réactualiser, sans se soustraire au présent et avec plus de douceur, des enjeux esthétiques et narratifs à priori spécifiques du grand cinéma américain des seventies – essentiellement inspiré par l’esprit de la Beat Generation –, mettant en scène des personnages de nomades mus par le seul projet de reprendre « la route » (tous des Dean Moriarty en puissance, en somme)¹. La force artistique de ces humbles descendants d’Easy Rider (Dennis Hopper – 1969), Wanda (Barbara Loden – 1970) voire, dans une moindre mesure, Two-Lane Blacktop (Monte Hellman – 1971 ) reposait sur le principal soucis de redonner à la question de la place de l’Homme face à l’immensité de Mère Nature toute sa pertinence. Chez Van Sant, la marche de Gerry et Gerry, égarés dans un désert labyrinthique, laissait ressentir, en même temps que défilait la pellicule, le progressif épuisement des corps, leur ralentissement, la montée perceptible du délire résultant de la faim, la soif, la violence du soleil. Le road-movie attendu devenait alors cauchemar éveillé, d’autant plus saisissant et bouleversant que ne se dessinait littéralement aucun horizon, aucune autre échappatoire à la fatalité d’une mort prochaine que le bête réflexe de « marcher », se laisser guider par les fonctions ultimes du corps. En cela, le caractère ultra-conceptuel de l’objet, son principe arty, possiblement irritant de prime abord, cédait de loin en loin la place au précieux partage d’un pur espace-temps.

Moins théorique, tout du moins en apparence, Old Joy pouvait dérouter à première vue par le caractère relativement « anodin » de son postulat : les retrouvailles, le temps d’une courte excursion en forêt, de deux vieux amis aux trajectoires de vie séparées depuis longtemps (l’un a trouvé une fonction dans la société, se prépare à une imminente paternité ; l’autre vit dans le souvenir d’une jeunesse perdue, s’interroge sur le cosmos, adopte une philosophie définissant la tristesse comme « an old joy », une joie passée). Reste que sa beauté première résultait justement de l’apparente absence d’enjeu de sa fiction, l’évacuation de toute promesse de drame ou de rupture de ton, au profit de la seule adhésion à la réalité d’un hic et nunc. « Ici et maintenant ». Certes, se dégageait de la déclaration d’amitié de Kurt (l’acteur et musicien chauve et barbu Will Oldham², grand ami et complice de cinéma de Reichardt) à Mark (Daniel London) l’évidence d’un profond regret, d’une douleur de vivre trouvant origine dans la perte d’un idéal (la potentielle éternité des liens de jeunesse, la promesse souvent rompue d’un « pour la vie »). Surtout, ce compagnonnage provisoire laissait, dans les dernières minutes, transparaître les signes d’une possible homosexualité, dont la sublime séquence de la source, entre joie solitaire d’un oubli de soi et résistance puis résignation à la proposition ambiguë d’un massage, dramatisait comme rarement les notions de « contact » et de « rapport » humain. Ce plaisir de la halte, la pleine communion avec la nature, renvoyait directement à un érotisme simple tendance hippie, un romantisme constitutif de toute une contre-culture américaine, dont Kelly Reichardt, de par son rapport amical et professionnel à une certaine famille artistique (l’écrivain Jonathan Raymond, co-auteur du scénario de ses deux derniers longs-métrages ; le cinéaste Todd Haynes, co-producteur exécutif de ces mêmes films, dont elle fut l’assistante, lors du tournage de Poison ; Will Oldham, dont nous parlions plus tôt), serait comme l’humble héritière.

Wendy et Lucy apparaît ainsi, suite à l’épure de Old Joy, comme la problématisation, en même temps que la validation de ce rapport artistique et humain : ici encore, l’élaboration scénaristique du film reposa sur un échange direct entre la cinéaste et son ami Jo (Raymond), auteur au préalable, comme pour le précédent film, d’un texte destiné à être adapté par elle sur grand écran ; ici encore, Todd Haynes accompagna le projet de son regard bienveillant, suggérant même à la cinéaste le choix de Michelle Williams, actrice à la notoriété grandissante, figurant dans I’m not there, son dernier opus. Récit minimaliste d’une solitude nouvelle – une jeune femme, Wendy, tombant en panne dans une bourgade paumée et quasi déserte de l’Oregon, est séparée de Lucy, sa chienne et unique compagne de route, et trouvera dans sa recherche désespérée sa seule force de survie –, Wendy et Lucy se pare progressivement, par le seul suivi de la trajectoire erratique et la perdition de son personnage, d’une grandeur, une dimension tragique d’autant plus notables que ne reposant sur aucun épanchement. Toute en pudeur et retenue, Wendy cherche, avance, suit les pistes que ses quelques rencontres (un vieux vigile partagé entre écoute altruiste et suivi inflexible de sa fonction – « sorry miss, but you have to move your car from here » – ; la responsable d’un chenil, lui promettant sans y croire vraiment de la contacter au cas où…) lui proposent. Et c’est à peu près tout. Il ne faudra pas s’attendre, ici non plus, à autre chose, une éventuelle sous-couche narrative, quelque tentative d’élaboration d’une grande fiction relativiste, partant de l’infiniment petit pour s’ouvrir, émerveillée, à la promesse d’une nouvelle communauté de solitudes (synopsis modèle, partagé aussi bien par le cinéma indépendant américain que la comédie française). Kelly, comme Wendy et Sidy, n’ont ici qu’une ligne de partage : l’incertitude d’une résolution, la maigreur des perspectives de retrouvailles, susceptibles de conclure le récit avec une moindre sérénité. Traverse tout le film, le fait tenir, même, un terrible chagrin, une forme de cafard dénué d’expression. Celui-ci tient aussi bien à son sujet qu’à d’apparents détails purement fonctionnels, sans réelle signification, tels que le look de la jeune fille (coiffure garçonne, chemise de bûcheron sous vieux gilet bleu, long bermuda masquant toute féminité), l’immobilité de son vieux tacot – dont les frais de réparation s’avèrent supérieurs à la garantie d’une relance durable –, la raideur amicale du vigile, ces deux gestes – anodins en apparence, mais hors de prix, après que l’on ait suivi toutes les étapes du trajet de Wendy –, que sont le prêt de son portable et le don – à l’abri du regard de sa femme – de quelques dollars.

Peu de films, aujourd’hui, donnent à ce point une idée de ce qui pourrait définir, en son sens le plus plein, le plus évident, le terme d’« humanité ». Froidement théorisée chez nous par Bruno Dumont, il y a déjà dix ans, par l’intermédiaire d’une glaciation de l’environnement, d’un ralentissement du mouvement de figures « humaines » surtout définissables par leur mutisme, pour ne pas dire leur vacuité taiseuse, l’humanité est ici bien davantage affaire de confirmation de coexistence. Aux premières minutes du film, attirée, dans l’obscurité d’une forêt – sans doute la même que dans Old Joy – par un feu de camp et les quelques cris d’un groupe de marginaux (dont l’éternel Will Oldham), Wendy confie son projet d’aller rejoindre sa sœur et son beau-frère en Alaska, et, éventuellement, y trouver un job. A ses côtés, la fidèle Lucy. Bien que ne donnant aucune indication précise quant à la suite des évènements, cette séquence, de par l’extrême chaleur avec laquelle est accueillie la voyageuse, les quelques conseils prodigués de-ci de-là, installe aussi bien le film que son spectateur dans ce qui s’apparenterait à une « garantie d’écho ». Existant à leurs yeux, bien que surgissant d’un ailleurs – donc potentiellement nuisible à leur communauté –, Wendy suivra donc sa route avec l’assurance d’appartenir à une espèce réceptive à sa présence, l’encourageant même. D’où le choc lorsque, prise en flagrant délit de vol dans ce supermarché de l’Oregon, à ses supplications auprès de la direction ne font échos qu’un scepticisme sans mot et le suivi d’un protocole judiciaire dont résultera la perte de son chien. Bien que difficilement définissable comme « politique », ce cinéma, de par le jeu très précis des corrélations (tel geste sera suivi d’une conséquence, qui modifiera une situation initiale de telle manière, etc…), la sécheresse de son trait, interroge de manière implacable toute une structure sociale. Aux yeux des responsables du magasin, Wendy n’est davantage que ce qu’elle a fait, point. Aux yeux du vieux vigile, elle sera surtout abordable pour ce qu’elle est visiblement : paumée. D’où que ce film laisse semblable trace en mémoire, bien après sa vision. Ne surtout pas s’arrêter à son caractère « mineur », son manifeste manque d’ambition (ce n’est pas le genre de film à miser sur les vieilles recettes – techniques, thématiques – susceptibles de garantir une forte attraction). Simplement, comme il a l’élégance de le proposer à demi mots, accepter sa modeste compagnie, la promesse de partager, pourquoi pas, quelques sueurs froides (incroyable scène du psychopathe errant), de rares frémissements d’espoir, le réconfort d’un regard bienveillant… La perte, puis la quête de l’animal seraient du même coup, par un très subtil travail sur l’identification, l’évolution des champs de vision, la proximité, matières à une précieuse tentative de récupération, de réalisation de l’humain.

¹ Idole de Sal Paradise, le narrateur du roman Sur la route de Jack Kerouac, dont l’aura résultait d’une inaptitude viscérale à déposer durablement bagage, renoncer sur le long terme à l’appel de la route.

² Plus connu sous le sobriquet de « Bonnie Prince Billy ».

Titre original : Wendy and Lucy

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Durée : 80 mn


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