Voyage of Time

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Un des plus beaux films de Terrence Malick, pure symphonie sensorielle dont la radicalité va de pair avec le mysticisme échevelé.

Retracer en moins de quatre-vingt-dix minutes l’histoire de la vie, depuis la naissance du cosmos jusqu’à l’humanité actuelle : telle est la note d’intention pour le moins casse-gueule mais assumée de Voyage of Time, le dernier film de Terrence Malick. L’étiquette de documentaire lui a été accolée par des distributeurs qu’on devine bien embarrassés par cet étrange objet audiovisuel (pour preuve, sa diffusion en séances uniques dans les salles françaises). Or, malgré l’implication dans sa production de la National Geographic et de physiciens et anthropologues éminents, Voyage of Time relève moins d’une reconstitution scientifique ou d’un discours métaphysique structuré que de la poésie pure, et s’efforce d’abord d’exister par sa seule musicalité. Au point que le film prend des allures de grande symphonie sensorielle et lyrique, dont le mysticisme sous-jacent irritera sans doute autant de spectateurs qu’il en captivera d’autres.

Retour aux sources.

On pressent d’emblée à quelle source commune avec The Tree of Life (Palme d’or 2011) puise le projet de Voyage of Time – une source déjà ancienne mais toujours vive, nourrie de la triple conjonction d’un traumatisme intime (la mort prématurée d’un jeune frère musicien), d’une sensibilité religieuse non moins personnelle (une exaltation mystique face aux beautés de la nature, peut-être liée à l’ascendance libanaise et chrétienne du réalisateur) et enfin d’une époque de transition, celle des années 1970, qui fut probablement une des plus fécondes de l’histoire du cinéma américain. En comprendre au moins à gros traits les linéaments nous semble indispensable à l’appréhension de Voyage of Time.

Pour dire rapidement les choses, cette période d’incertitudes et de reconfiguration des forces créatrices d’Hollywood fait suite au crépuscule des grands studios et voit poindre de nouveaux talents tels que Coppola, Spielberg, Scorsese ou, déjà à part, Malick lui-même. Parmi les œuvres neuves et parfois expérimentales qui ont surgi à l’aube de cette nouvelle vague, figure le séminal 2001 : l’Odyssée de l’Espace (Stanley Kubrick, 1968), incontestable inspiration de Malick, ne serait-ce que parce qu’il en a récupéré dans The Tree of Life un des maîtres d’œuvre, Douglas Trumbull ; à ceci s’ajoute que Malick a pris par ses choix formels et narratifs le contre-pied absolu de 2001, dans un possible gestion de conjuration personnelle, en opposant au chef d’oeuvre froid, agnostique et géométrique de Kubrick une sorte de miroir inversé, vibrant, fragile et exalté. Or 2001 compte parmi ses innombrables descendants indirects une autre influence décisive de Malick, Koyaanisqatsi (Godfrey Reggio, 1982), film contemplatif dépourvu du moindre dialogue, qui constitue bien plus qu’un catalogue d’images poignantes ou sublimes sur le monde comme il va. La musique entêtante de Philipp Glass – plagiée allégrement quoique non sans talent par Hans Zimmer dans Interstellar (2014) – le hisse au statut d’opéra cinématographique, pur objet d’hypnose, revisitable à satiété, déployant prises de vue aériennes et captations de la vie moderne sur fond d’une secrète cohérence dramaturgique, basée sur une ancienne prophétie améridienne annonçant la chute d’un objet spatial et la fin des temps.

Voilà donc grosso modo le bain effervescent et apocalyptique où semble avoir d’abord germé l’idée de Q, récit cosmogonique des commencements du monde. Ce projet fantasmé par un Malick encore trentenaire fut mis en suspens – certains pensèrent : compromis à jamais – par la fameuse pause de vingt ans qui sépare Les Moissons du ciel (1978) de La Ligne Rouge (1999). Le réalisateur aura donc mis au total près de quarante ans pour réaliser son film rêvé. Une bien longue genèse : l’époque a changé, le réalisateur aussi, et le concept du projet n’est plus marqué du sceau de la nouveauté. Cependant ce film venu de loin existe désormais bel et bien, sous le titre un peu pompeux de Voyage of Time.

Une insularité assumée.

Qu’en est-il donc du résultat final ? Plus que jamais chez Malick, qu’on s’en réjouisse ou le déplore, seules semblent ici primer les sensations, qui prolifèrent et absorbent tout. Entre rêveries aqueuses, stases cosmiques et moments de méditation pure, le réalisateur orchestre certaines des plus belles scènes de sa filmographie. Il n’est pas rare que sous réserve d’abandonner ses réflexes intellectualisants, le spectateur fasse l’expérience d’un authentique « sense of wonder », sentiment fulgurant, troublant comme une réminiscence, porté par un mélange de sacré, d’effroi, d’émerveillement et d’insatiable étonnement. Mais cette béatitude n’est pas pure. Au fil de la voix off dite par Cate Blanchett – destructurée, intermittente, invoquant une « Mère » mystérieuse – le film peut tour à tour fasciner et irriter, et donner l’impression d’une prière intime dont serait impudiquement mis à nu le cheminement intérieur, à la fois chaotique et désemparant de sincérité.

On ne soulignera donc jamais assez l’insularité d’un tel film dans le paysage cinématographique contemporain. Contrepartie fâcheuse mais inéluctable : certains spectateurs peuvent se sentir exaspérés face à cet essai de cinéma pur, dégagé de toute gangue scénique, ignorant les conventions à la mode et parsemé d’efflorescences visuelles abstraites oscillant entre sublime et kitsch. D’où la tentation facile et lapidaire de rapprocher ce qu’on voit dans ce film de ce qu’on ne connaît que trop, à savoir les formes visuelles abâtardies de notre époque (clips publicitaires, voire spectacles son et lumière type Futuroscope, ou pourquoi pas économiseurs d’écran). Mais ce serait dedaigner l’absolue singularité plastique du film. Discutable mais cohérente, celle-ci s’inscrit dans la lignée des recherches formelles de Malick depuis ses débuts, qu’il s’agisse du montage insolite des plans (s’enchaînant fluidement, scandés par des raccords aussi siderants que logiques, puis coupés au moment de leur floraison juste avant d’être figés en icônes), de l’usage très particulier des contre-plongées et des gros plans frontaux (pareils à des points d’orgue musicaux et ouvrant des abîmes, loin de leur fonction dramatique habituelle) ou plus généralement de son permanent art de la fugue, organisation d’une diversion généralisée des affects, des images, de toute dramatisation, aux antipodes du classique « montage des attractions » (cf l’analyse éclairante de Cyril Béghin dans la revue Vertigo, n°42).

L’effet de ce montage si particulier ? Une impression de constant décalage, de flottement, d’insaisissabilité de toutes choses, même les plus physiquement éclatantes. Rien, ni phénomène, ni créature, n’est jamais figé, en dépit de ce que prétendent les conventions scéniques du cinéma commercial et jusqu’à nos habitudes de langage (un mot, comme disait Kafka, n’est-il pas un glacier ?). Tout bouge, coule, se métamorphose, sur fond d’un frémissement musical continu – comme une suspension conjointe du regard et du jugement, supplantés le temps de la projection par une béatitude enfantine.

Une arche entre l’enfant et le vieil homme.

Voyage of Time laisse dans son sillage une floraison de sensations et d’émotions limbiques, archaïques, élémentaires, qu’on dirait puisées dans un indélébile fond d’enfance. Et paraît ainsi davantage qu’une simple extension du décrié épisode cosmique de The Tree of Life. Dans ce film central du corpus malickien, tout découlait de la nécessité de faire le deuil d’un jeune frère et fils aimé. Pour accomplir ce deuil, se réconcilier cathartiquement avec le monde, il ne fallait rien moins que passer outre toutes les conventions (notamment scénaristiques), franchir les barrières de l’espace et du temps et invoquer en un geste fou les origines du monde, depuis les particules cosmiques jusqu’à l’extinction des dinosaures. Le film prenait alors des allures de requiem et alignait obsessionnellement des plans solaires, tout en évacuant par ce rayonnement obsessionnel, presque névrotique de l’image toute trace de morbidité. Pour faire revivre le passé avec le frère disparu et redonner du sens à la vie, il falait donc invoquer pendant plus de trente minutes le commencement de tout, et on parvenait alors enfin au centre de gravité de The Tree of Life, l’évocation d’une enfance dans l’Amérique des années 1950, charriant avec elle, comme un raz-de-marée, une profusion de sensations tactiles, odorantes, lumineuses, mêlées d’un flot incontrôlable de joies et désarrois. Propulsé par ce mouvement fou, le film emportait tout sur son passage et gonflait comme un fleuve, au risque de déborder – on ne reviendra pas sur son finale béat, qui soulignait les limites d’une démarche si personnelle, sincère et brûlante qu’au-delà de son immense beautė elle apparait peut-être en fin de compte un peu trop frontale et explicite.

Voyage of Time semble épuré d’un tel tropisme familial et religieux. Cet affranchissement constitue assurément la force du film, mais aussi sa limite. On dirait en effet que Malick se refuse à une apesanteur complète, qu’il a besoin d’un ancrage dans une réalité quotidienne. Ainsi, quitte à introduire des touches d’atonal dans sa symphonie classique, le réalisateur intègre à intervalles réguliers des scènes documentaires captées aux quatre coins du monde en images numériques baveuses – micros-séquences de vie quotidienne, de misère, de rituels perpétués à travers les âges. A vrai dire, la conscience sociale voire politique qui semble sourdre même diffusément de tels plans sied assez mal à la partition lyrique et transcendantaliste du reste du film. Mais cette impureté musicale n’est finalement pas sans cohérence avec l’hybridité des images cosmogoniques du film, qui frappe autant par sa splendeur que par son hétéroclisme, voire sa bâtardise (certains effets numériques faisant clairement dissonance, sans que cela nuise à la puissance et la cohérence du mouvement d’ensemble).

C’est que le projet de Malick ne vise de toute évidence pas le spectaculaire pur. Et qu’au cœur de sa démarche filmique semble surtout palpiter un désir éperdu – à notre sens impossible, donc bouleversant – de réconciliation entre l’homme et le divin, le minéral et l’organique, le fini et l’infini, la souffrance et la joie, le vieillard et l’enfant, comme si tout et tous procédaient d’une même coulée. On a ainsi l’impression troublante, très belle, que le film marie les rêves les plus intimes du pré-adolescent de The Tree of Life (celui qui joue avec les œufs de dinosaure) avec les méditations d’un vieil homme devenu enfin libre de créer – peut être même trop libre pour certains.

Voyage of Time s’achève comme un chant d’amour, une ode exaltée à la splendeur du monde et des apparences. Plus encore que le superbe mais un peu monotone Samsara (Ron Fricke, 2013), ce film de Malick restera en mémoire comme une invitation magnifique à la méditation et au recueillement. Une démarche rare, donc infiniment précieuse au sein de la production cinématographique actuelle.

Titre original : Voyage of Time: Life's Journey

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Durée : 90 mn


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