Vicky Cristina Barcelona

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Coup de projecteur sur la séquence d´ouverture du film de « vacances d´été » Vicky Cristina Barcelona, à l´occasion de sa sortie DVD.

La virtuosité picturale, baignée d’une photo ensoleillée et sensuelle, concrétise la Théorie de la Passade, cinématographique et amoureuse, fictive et réelle.

Vicky Cristina Barcelona commence sur les chapeaux de roue. Exit le plan d’ensemble du skyline new-yorkais. A peine les héroïnes sont-elles descendues d’avion qu’une voix-off, narrateur omniscient, les présente. A gauche : Vicky, brune et rationnelle. A droite : Cristina, blonde et instinctive. Cette dichotomie, déjà exploitée par la confrontation fraternelle entre Terry et Ian dans Le Rêve de Cassandre, fait ressortir d’entrée les deux dynamiques de ce qui constitue le 44ème film de Woody Allen : le rythme effréné des rebondissements et le gouffre voluptueux au sein duquel plongent, dans un pays étranger, des héroïnes en quête de repères. Ces deux éléments s’entremêlent avec une aisance insoupçonnée, d’où une intrigue enlevée. L’enthousiasme s’allie au plaisir des thèmes alleniens et au renouvellement du réalisateur dans une légèreté inégalée, s’accordant même un trait d’auto-dérision.
 

Littéraire érudit et mélomane actif (il vient de signer la mise en scène d’un opéra à Los Angeles), Woody Allen synthétiserait-il ses films dans des séries de calculs ? Vicky, Cristina, Barcelona : trois noms, trois personnages. Trois couples se forment. Vicky et Cristina + Barcelone. Cristina et Juan Antonio + Marie Elena. Vicky et son mari + Juan Antonio. Toutes ces additions convergent vers le même résultat, le chiffre 3, et une constitution en binôme + un embryon, c’est-à-dire : le résultat expérimental de la Théorie de la Passade. C’est dit ! Certes, cette pseudo-théorie farfelue fait toutefois ses preuves. D’une extension hors-cadre au terre-à-terre des relations amoureuses du film, l’idylle éphémère constitue le tournant d’un Woody Allen esthète, charmeur, voire osé, poursuivant le souffle retrouvé lors de sa trilogie (quelle coïncidence…) londonienne. Woody Allen s’aventure donc dans Barcelone, derrière la caméra seulement, faisant confiance aux nouveaux (Javier Bardem, Penelope Cruz), pour offrir à sa filmographie une pointe d’exotisme et conserver les thèmes qui lui sont chers : l’adultère, l’ulcère, les psys et le don juanisme.

Woody Allen tranche avec la structure généralement transposable en pièce de théâtre de ses précédents films. Ici, le récit et le visuel se construisent dans une structure foncièrement cinématographique. La rapidité avec laquelle la voix-off présente ses personnages justifie cet engouement pour l’action et non la psychanalyse ou le questionnement existentiel. Cette nervosité d’action est paradoxalement compensée par des mouvements lents mais incessants dans le cadre et non dans le montage. Fluidité et camaïeux de couleurs chaudes répercutent des instants de douceur, de beauté et de romantisme, voire d’érotisme. Secondé par le chef opérateur Javier Aguirresarobe, le cinéaste choisit de reproduire à l’image l’aura de la ville catalane. Les couleurs sont pures, flavescentes, et les aplats de couleurs nuancées parviennent à évoquer comme référentiel les paysages idylliques entre XVIIIe siècle et modernité, où le détail pittoresque fleurissait dans une composition de la nature, caractère primitif et frivole accompagnant le récit et les personnages. Marie-Elena effleure de son pied un bassin entouré par la végétation ; Cristina reste pensive quant au dionysiaque Juan Antonio, amant commun. Encerclant les personnages pris au piège par l’aura lumineuse de la ville, cette contribution surprise berce le film dans un paradis perdu, dans un rêve brut de plaisirs charnels. D’ailleurs, l’arrivée et le départ des héroïnes se constituent en plan fixe et dans des couleurs froides : le voyage fut-il réel ou fantasmé ?

Mais pourquoi trois ? Trois intrigues entremêlées, trois couples qui forment et se déforment, une trilogie londonienne ? Hautement symbolique, le chiffre 3 rappelle les spéculations de la Kabbale,  évoquées dans Pi de Darren Arronfsky. Ayant très souvent fait lui-même allusion à sa judaicité, cette hypothèse n’est peut-être pas si fantasque. Dans la loi du ternaire, tout concorde à ne faire qu’un : le sujet, le verbe et l’objet. Vicky Cristina Barcelona est la somme des trois précédents opus (le drame romantique de Match Point; le fantastique et burlesque de Scoop et la tragédie avec Le Rêve de Cassandre), ainsi que la symbiose de l’esprit, de l’âme et du corps. Vicky répond au rationnel, Cristina à l’âme amoureuse, Juan Antonio et Maria-Elena au corps.

Vicky et Cristina repartent bouches-bées et désorientées, vidées d’une excursion où la recherche de stabilité fut vaine. Il fallait en profiter sans complexes. Constamment entre jeu et perdition dans les bras de Juan Antonio, Vicky et Cristina s’offrent au bras de ce Dionysios, saoulant ces dames dans les tavernas catalanes, pour des jours et des nuits dont les souvenirs vaporeux s’éclipseront dans ses souvenirs fantasques plutôt que dans des réalités éclatantes de probabilité.

Qui dit « passade », dit infidélité, mais toujours retour au bercail. Son escapade européenne l’aura-t-il inspiré pour voir d’un autre oeil sa ville natale ? Whatever Works, son prochain film, a déjà été tourné à New York.
Film d’une emprise sans précédent, Vicky Cristina Barcelona ressemblerait presque à une infidélité faite au "vrai" Woody Allen.  Car est-ce le charme de Barcelone, ou les protagonistes, ersatz des films alleniens typiques, qui nous comblent ?

Titre original : Vicky Cristina Barcelona

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