Jeune demoiselle recherche un mec mortel
Une jeune femme essaie de rentrer chez l’homme qui vient de la quitter, et passe la totalité du film à tenter de l’oublier sans y parvenir. Ces premières minutes inscrivent le film dans la lignée d’un certain cinéma français au féminin — il y avait Oublie-moi de Noémie Lvovsky en 1994, puis il y a eu en 2017 Jeune femme de Léonor Serraille… La colère et l’incapacité de ces héroïnes à laisser la vie leur passer dessus, le renoncement au renoncement, l’incroyable force qui se cache dans leurs désespoir, autant de belles façons de caractériser ces héroïnes contemporaines et paradoxales, à contre-courant d’une société et d’un cinéma masculinistes qui les voit trop souvent comme amantes ou vieilles filles, trompées ou hystériques. Mais le problème avec Lila, le personnage qu’interprète elle-même la réalisatrice, c’est son manque total de caractérisation : on ne sait rien d’elle, on n’en apprend pas plus, et elle ne montre rien. Caractère monotone, parole imprécise et passivité déconcertante rendent impossible la mise en valeur de ce personnage de premier plan. Quant aux autres acteurs, il y a du bon et du mauvais : Jérémie Laheurte, que l’on a vu en petit ami d’Adèle dans La vie d’Adèle (2013) de Kechiche, est insoutenable, jouant au cowboy séduisant sans être rien de tout cela. A l’exception d’Anthony Bajon, tous se contentent de jouer ce qu’ils supposent transmettre, paraître à l’écran ou dans la vie. Or, on ne joue pas pour prouver qui l’on est mais bien pour s’oublier, s’abandonner.
C’est peut-être le problème avec l’actrice-réalisatrice: elle s’abandonne à son propre regard de metteur en scène, ce qui retourne la démarche de générosité initiale — raconter une femme en difficulté affective, en colère, en incompréhension — en un spectacle narcissique sans consistance. Parmi les moments d’exception, on notera la présence d’un ami gay très bavard, interprété par Djanis Bouzyani. Son regard décentré et critique voire cynique sur le personnage de Lila donne une couleur et un ton atypiques au film. N’hésitant pas à la singer, la rassurer par sa répartie et ses remarques comiques teintées de désespoir, il est un contrepoint important qui empêche de rester dans la vision floue et rébarbative du personnage principal. En revanche, son personnage est un gay archétypal — excentrique, très sexualisé, légèrement stupide — ce qui en fait la caution humoristique du film et constitue en soi un léger problème dans la représentation des homosexuels comme trublions de second plan. A noter également le regard qu’elle porte sur tous les personnages anonymes que Lila croise le temps d’un café, d’un resto ou d’une nuit, qu’elle écoute et interroge, qu’elle rencontre et à qui elle se lie brièvement : dans un souci humaniste, Hafsia Herzi prend le temps de filmer et d’écouter de la même manière tous ses personnages, que ce soit le jeune garçon rencontré sur Tinder ou le couple libertin. Peu importe qu’ils soient connus ou importants au récit, Herzi veut d’abord partager des moments avec des gens divers, et voir passer sous l’œil de sa caméra une diversité de visages et de discours, quitte à en oublier le pourquoi de son film ou son rôle de metteuse en scène.
La vie d’Hafsia
C’est bien cela le problème quand on n’a rien à dire : on copie. Pâlement, sans invention, sans singularité. Avec les moyens du bord, c’est-à-dire ceux de tout le monde, les clichés prémâchés puis recrachés des dizaines de fois dans tous les formats — séries, cinéma, télé… Ainsi, Hafsia Herzi convoque dans son film tout un imaginaire lié à la télévision et en particulier la télé-réalité, que l’on peut considérer comme un format de créativité à part entière — avec ses scénarios, ses castings, son montage, ses trucages, sa mise en scène, bref tout l’appareil cinématographique réemployé à des fins commerciales et de divertissement. Tu mérites un amour regorge donc de disputes à base de cris et de répétitions agaçantes, discussions fades et sans répartie, qui font tout simplement passer le temps. Mais alors, peut-on parler de télé-réalité quand il s’agit de cinéma ? Serait-ce du cinéma-réalité — dans un paradigme où réalité signifierait illusion d’un présent vécu ? En tous cas, rien à voir avec le cinéma-vérité de Rouch, qui mettait en place un dispositif capable de transgresser l’expérience de tournage dans ce qu’elle avait de sacré et solennel, pour atteindre une spontanéité, un accident, un imprévu. Ici, pas de vérité ; seulement des idées préconçues, de ce que sont les relations, les apprentissages que l’on peut tirer d’une rupture, le rapport au temps et à la reconstruction…
Hafsia Herzi a improvisé un film dans lequel chacun s’est reposé sur cet imaginaire collectif fantasmé, où l’on rejoue des séquences vues mille fois, où personne ne met rien en jeu, où personne ne s’abandonne, ni ne dévoile quelque chose. Prétendant viser la vérité par le réel, la réalisatrice fabrique un roman cliché, qui souffre pourtant d’un manque cruel de romanesque, de poésie, se contentant d’accumuler dans un catalogue assez vomitif des séances d’impro mal gérées, sans visée ni sens. Elle recopie sans charme ni vision ce qu’elle pense avoir appris du cinéma de Kechiche. A la manière de Sara Forestier qui avait implicitement rendu hommage aux cinémas de Pialat et Kechiche avec M en 2018, sans parvenir à dépasser la simple — et inégale — comparaison avec les cinéastes dont elle se revendiquait pourtant d’elle-même, ici Hafsia Herzi fait face au même problème, mais ne parvient pas à sauver son film comme la comédienne de L’Esquive (2004). En effet, Forestier avait brillamment réussi à creuser dans le sillon de son film un récit singulier, une belle et douloureuse épopée, celle de son héros masculin Mo, jeune loubard illettré, décentrant alors le regard qu’elle portait sur elle-même vers un autre comédien, qu’elle a su regarder et diriger avec passion et admiration.
La vie est un long fleuve trop tranquille
La question que l’on est en droit de se poser alors est : pourquoi ce film ? Quelle nécessité anime cette autrice-réalisatrice dans son geste si soudain et, il est vrai, audacieux ? Car Herzi a transgressé les règles classiques de production cinématographique, en embauchant des techniciens en sortie d’école pour un tournage de quinze jours réparti sur trois mois, sans argent et sans tête d’affiche. Son geste a bien évidemment des répercutions sur sa mise en scène, quasi absente et sans véritable singularité. Si elle avoue en interview sa passion pour Pagnol, en particulier pour la précision et la poésie de ses dialogues, on est déçu de ne rien trouver de tout cela dans Tu mérites un amour : empruntant son titre à un poème de Frida Kahlo — dont elle se donne le rôle de sosie le temps d’une séance photo sous le regard attentif et pénétrant d’Anthony Bajon —, elle place son film sous le ciel de la poésie et de la violence des sentiments. Mais le film en est forcément décevant quand une telle référence sert de titre, donc de programme — peut-être est-ce pour cela qu’elle choisit de ne révéler cette filiation thématique que dans les dernières minutes du film, afin de ne pas souffrir d’une comparaison trop écrasante. Mais rien n’y fait : Tu mérites un amour est plat, sans relief, sans véritable ennui non plus, il passe sans jamais être en avance sur nous, à nous emporter ou nous surprendre. Il est à notre niveau, fait de nous un témoin sans jamais nous questionner ou nous solliciter. Si le projet du film est audacieux, impertinent, encourageant une certaine vision du cinéma — faire un film ici et maintenant —, l’objet qui nous est proposé est quant à lui plutôt frustrant car il n’interroge rien, il se contente de se dérouler, sans réel propos, ni progression, ni âme.