Un beau film écarlate et douloureux qui donne une voix singulière aux laissés pour compte de l’Amérique.
Le titre du dernier film de Roberto Minervini, The Other Side, fait système. Les habitants de ce long métrage qui sont ceux de West Monroe, une ville paupérisée de la Louisiane, mais aussi ceux d’un Texas refermé sur lui-même se préparant, le « gun » à la main, à une invasion apocalyptique des dirigeants du pays, vivant « de l’autre côté ». A voir la déliquescence quotidienne dans laquelle se meuvent Mark et Lisa, couple de toxicomanes qui s’accrochent désespérément à ce qui leur reste, magnifiques scories de gestes d’amour, on a l’impression que cet autre côté dont il est question dans le film rappelle celui réservé aux êtres qui souffrent d’une grave maladie. Ayant basculé dans un état de compte à rebours ou de lutte, ils se trouvent désormais, le souhaitant ou non, séparés du reste du monde qui, lui, conserve plus ou moins la santé. Cette scission terrible et pressentie comme irréversible est au cœur du film. Individuelle d’abord (à travers le quotidien de Mark et Lisa) puis dans une seconde partie, plus collective (le groupe de miliciens texans qui s’entraînent afin de parer à une potentielle future invasion de leur territoire). En séparant le film en ces deux parties, dont on aperçoit finalement peu la transition, Roberto Minervini rend compte du basculement qui s’opère dans certaines franges marginalisées de la société américaine. Si ce groupe d’hommes filmés au Texas s’accompagne d’un discours de responsabilité individuelle et de rejet de l’intervention de l’Etat (à chacun sa responsabilité d’apprendre à s’armer et à lutter contre « l’ennemi ») qui dessine en partie les contours de l’identité américaine, sa virulence politique et raciste envers le gouvernement américain – ici l’administration de Barack Obama – révèle paradoxalement un réel désarroi quant à l’impact des politiques auxquels chacun cherchait malgré tout à se raccrocher. Il en va de même pour Mark, Lisa et leur entourage. Ce qui marque dans cet autre côté où sont logés ces individus, c’est le sentiment d’une déconsidération totale. Ils demeurent en majorité des êtres qui font les frais d’évolutions sociétales qui leur sont défavorables : sous-emploi ou chômage, marginalisation spatiale et sociale, incarcération. Le lieu de cet échec n’apparaît pas d’ailleurs pas dans le film. On sait qu’il s’agit d’une ville de Louisiane mais les repères géographiques, urbains, sociaux ont disparu. Ce pourrait être ailleurs aux Etats-Unis. C’est encore une fois : « l’autre côté »…
Face à ce constat d’espaces humains qui apparaissent comme « rayés de la carte », le réalisateur adopte certaines caractéristiques de l’enquête ethnographique. A l’instar de son très beau Le Cœur Battant(Stop the pounding heart, 2014), où il suivait une famille très pieuse d’éleveurs de chèvres au Texas, il s’est immergé pendant plusieurs mois dans les communautés respectives qu’il filme ici afin d’apprendre à les connaître et d’être en mesure de les accompagner et de leur donner voix avec sa caméra. Il faut saluer l’intelligence et la délicatesse du regard que porte Roberto Minervini sur ses sujets : il les exempte de toute idéologie, ce sont ses yeux à lui mais leur regard à eux auquel il offre du crédit et de la dignité. Le territoire cinématographique un peu étrange dans lequel il situe son film, dans un entre-deux très singulier, entre le documentaire et la fiction, entre un souci de rendre compte au plus près du réel de ces citoyens américains qui ne jouent pas et une façon, par l’image, par le récit, de donner corps à une conscience propre à des personnages (Lisa, Mark,…), permet de donner une portée plus forte à l’existence de ceux qu’il filme. Sans entraver le discours de ses sujets, le cinéaste nous montre le cercle infernal et vénimeux qui avale les oubliés du rêve et du succès américain, qu’ils se droguent à la méthamphétamine ou qu’ils fassent feu sur un masque représentant le visage du président américain ; qu’ils se défoulent en virées orgiaques ou qu’ils fassent l’amour doucement au creux d’un canapé.
En 2009, les photographes italiens Arianna Arcara et Lucas Santese se rendent à Detroit afin d’enquêter sur la crise économique des Etats-Unis. Ils font la découverte, dans les maisons à l’abandon qu’ils parcourent, de photos laissées au sol, datant des années 1960 à 1990, qu’ils entreprennent de collecter et dont ils feront un livre (1). L’ancien bastion florissant de l’industrie automobile qui se meurt s’est fait le décor d’un certain nombre de films ou de travaux de mise en images ces dernières années : le récent Lost River de Ryan Gosling (2014), ou les photographies d’Andrew Moore d’un Detroit démonté ou « désassemblé » (2). Le Detroit d’Arianna Arcara et Lucas Santese s’inscrit dans ce témoignage de dissolution. Les images retrouvées, écornées et déteintes par les intempéries ou le passage du temps, montrent des visages oubliés, victimes parfois d’une ségrégation raciale hélas toujours d’actualité, des visages d’Américains dont la présence à déserter jusqu’à l’image même. A l’inverse, la force politique du film de Roberto Minervini, partant du même constat, réside en ce qu’il s’attache à (re)construire l’existence de ces bords habités de la société américaine. Dans son cas à West Monroe puis au Texas. Chercher à donner une existence à part entière, à accompagner les contours de vies laissées au rebut, leurs humiliations, leurs dangers, comme les résistances qu’elles portent à travers des vies exsangues, déchirées, mais bien vivantes tout de même, reste peut-être encore le moyen le plus sûr de chercher à réassembler « l’autre côté » sans en faire un seul décor ruiné.
(1)Found Photos in Detroit, Cesura Publish, 2011 (2) Detroit Disassembled,Damiani, 2010