Tarantino, cinéaste << girly >> ?

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Intuition au départ, l’idée d’un potentiel féminisme de Quentin Tarantino ne cesse de s’insinuer, mais surtout de se confirmer de film en film. Raccord dans l’axe.

Girls don’t cry

Très cruelle, la dernière séquence de Boulevard de la mort, avant-dernier film de Quentin Tarantino – peut-être le plus évidemment jouissif –, marque chez le cinéaste la confirmation d’un féminisme certes jamais caché, mais rarement aussi clairement incarné. Après que Stuntman Mike, l’affreux chauffard auquel le désormais trop rare Kurt Russel prête ses traits de vieux yankee, se soit aperçu que ses proies sont cette fois armées, prêtes à dégainer sans sommation, la dramaturgie entière du film se voit retournée comme une crêpe. Sans que l’on ne l’ait forcément vu venir, Tarantino dévoilera chez sa deuxième bande de nanas (la première s’étant faite impitoyablement massacrer) une avidité meurtrière sans équivalent. Le chasseur se mue ainsi en proie apeurée, un peu jeune fille à son tour, l’envie de se payer un beauf de passage semblant être la seule motivation de Zoé Bell et ses copines.

                                                                                                    

Le plaisir à regarder cette scène est d’autant plus notable qu’il s’accompagne d’une certaine incrédulité devant l’évidence que pour le cinéaste, la violence n’a finalement pas de sexe. Les filles qui pourchassent ne sont au fond porteuses d’aucun message, d’aucune volonté manifeste de rendre justice à d’hypothétiques sœurs d’infortune. Ce n’est jamais sur fond de pure victimisation que les femmes tarantiniennes acquièrent l’empathie puis la complicité du spectateur, mais plutôt par l’idée que ces dernières auraient déjà en elles une prédisposition, les moyens naturels de redistribuer les cartes selon leurs propres objectifs. Ainsi de Mia (Uma Thurman, déjà au top) dans Pulp Fiction, femme de Marsellus Wallace, divinité criminelle longtemps invisible dont la mythologie entière repose sur la seule nomination. Désigné par le Boss pour tenir compagnie mais surtout veiller sur Madame Wallace le temps d’une soirée, Vincent Vega (John Travolta, en plein come back, très classe) deviendra la victime plus ou moins consentante des caprices (la cultissime séquence du fast food retro, avec chorégraphie devenue gimmick sur « You never can tell », de Chuck Berry) mais surtout de l’inconscience infantile (l’overdose) de la brunette. La figure de Mia sera porteuse, tout au long de sa présence à l’écran , d’une aura faisant cohabiter, en un alliage très cinégénique, fragilité de porcelaine et insolence toute juvénile.

Love today ?

Moins composite, plus terrienne, Jackie Brown (Pam Grier) sera la première véritable « héroïne » tarantinienne. Émergeant tout droit de la plus intime cinéphilie du cinéaste (dont la blaxploitation n’est qu’une composante parmi tellement d’autres), cette figure de quadragénaire black sera exposée, dès les vertigineux premiers plans, sous le jour d’un fétichisme, une fascination jamais exempte de lucidité. Jackie, sur les 2h30 que durera ce film à l’esthétique et la rythmique si distinctes du précédent (quasiment pas de sang, dans Jackie Brown, tout, des transactions d’argent aux règlements de compte, circulant « à la cool », dans une délicieuse fluidité), sera confrontée à des situations extrêmement réalistes et concrètes, exigeant de sa part non seulement un grand sens de la persuasion, mais aussi et surtout une vigilance de tous les instants quant au possible surgissement de l’imprévu. Ne fait aucun doute que Tarantino est de son côté, que, dans cette grande combine sur laquelle reposera l’air de rien l’intégralité du film, le seul enjeu sera de donner à cette femme jusqu’ici contrainte de se plier aux règles (criminelles comme policières) les moyens de tirer progressivement avantage de son emploi. Tout cela – presque – sans recourir aux armes et à la violence, mais en s’associant au bon moment à l’une des rares figures masculines bienveillantes, capable de la dissocier de sa seule fonction utilitaire (le beau personnage de Max Cherry, incarné par Robert Foster). Peut-être le seul film de Tarantino où se posera réellement la question de l’amour, d’une rencontre homme/femme potentiellement porteuse d’enrichissement mutuel (dans toutes les acceptions du terme).

                                                                                                         

Car si l’amour exista un jour, dans la fiction de Kill Bill, celui-ci restera hors-champ. Pour être plus clair : toute la tendresse qui put exister entre Béatrix, alias La Mariée (Uma Thurman, toujours au top) et Bill (David Carradine, immortalisé) ne concernera pas les présents films. Kill Bill sera l’histoire d’un après, d’une réappropriation par la femme de son corps détruit, mutilé, anéanti. Toujours, le personnage sera poussé dans ses derniers retranchements, amené à puiser dans ses capacités d’auto persuasion (pour retrouver l’usage de ses jambes) comme dans le souvenir de son initiation au combat (avec le vieux maître kung fu, référence directe au mythe de Carradine) pour devenir la machine de guerre qu’elle devait être. Au sabre ou à mains nues, La mariée sera ainsi la figure féminine rêvée de Tarantino, le fruit de sa seule imagination, certes très hybride (mille et une références, entre combinaison jaune tout droit extirpée du Jeu de la mort, avec Bruce Lee, blondeur de pin up californienne, aisance au sabre manière Dame d’épée de wu xia pian…), mais surtout singulièrement indépendante. Il y a une ivresse comme une tristesse à assister ainsi, au travers des deux volumes de ce monstre cinématographique un peu fourre-tout mais éblouissant, à l’avènement d’un personnage dont la force de frappe, la haute et singulière dimension esthétique et culturelle n’ont d’égal que la parfaite solitude. Avant de découvrir, à sa grande stupéfaction, que l’enfant, fruit de son union avec Bill – dont elle était enceinte au moment de son exécution –, est bien en vie, devenu une adorable petite fille préservée par son père de toute l’horreur de sa réalité, la jeune femme n’avait pour trajectoire de vie que le seul assouvissement de sa soif de vengeance. À la fois fun et brutale, sa furie, son goût du sang assuraient le spectacle autant qu’ils désespéraient progressivement de toute potentielle respiration, d’une moindre croyance en l’autre, pour ne pas dire l’ « humain ». C’est pourquoi l’introduction, sur la scène du dernier combat, du possible d’une maternité retrouvée achève de certifier chez le cinéaste une parfaite absence de cynisme, une foi, même pour les femmes guerrières, dans la perspective d’un bonheur, certes bien relatif.

                                                                                                          
 

« Laisse tomber les filles ! »¹

Reste qu’a contrario, les filles de Boulevard de la mort (celles qui nous intéressent au départ ), ne semblent mues par aucune quête particulière. C’est le moins qu’on puisse dire. Certes, l’affolante Arlène (Vanessa Ferlito, toute de lèvres boudeuses) semble quelque peu soucieuse de l’avenir d’une fragile relation amoureuse… Mais quelque part, il semble très tôt évident que les affaires de cœur ne seront pas l’essentiel moteur de ce « Film Grindhouse ». Pour ainsi dire, les filles de Boulevard de la mort (de la première partie du film, surtout) ne seront à voir au-delà d’une pure installation de leur(s) forme(s) dans le bain vaporeux de séquences très dilatées. Jolies poupées, pas idiotes pour autant, ces dernières marqueront le film, au-delà du terrible sort que leur réserve Stuntman Mike, de l’empreinte d’une pure et simple ultra-féminité. Pas guerrières pour un sou, juste , ici et maintenant, solitaires mais unies, conscientes de leur potentiel d’attraction, voire toutes disposées à faire généreusement spectacle de ce potentiel (mémorable danse langoureuse d’Arlène).

                                                                                                           

C’est sans doute cette « innocence » originelle du féminin qui garantira à la deuxième partie du film tout son impact. Partis pour assister à un remake du massacre initial, avec jambe de bimbo séparée du corps et tutti quanti, nous voilà soudainement happés par un véritable rééquilibrage des forces. Comme dit précédemment, l’acte de résistance des girls ne nécessite en lui-même aucune corrélation directe avec le sacrifice des sisters. À dire vrai, après leur mort, les premières filles n’ont tout simplement plus d’influence sur le récit, sinon que le souvenir traumatique de cette mort laisserait craindre une assez mécanique reproductibilité… Non, ce qui saisit autant, dans cette deuxième partie, plus précisément dans le dernier quart d’heure de cette deuxième partie, celui de la course-poursuite inversée, c’est la proposition d’un autre type de féminité, ni plus ni moins. Ces filles, pas forcément moins jolies que les précédentes, quoique sensiblement moins « girly » (jeans, tenue sportive…), restent filles, tout en partageant avec ce brave Stuntman Mike une certaine appétence pour les sensations fortes, la chasse, la mise en place d’un processus de mise à mort, d’exécution. Plus du tout sentimental, Tarantino réalise cette fois un authentique « film de nanas », en ce sens que, contrairement à ses œuvres précédentes qui préservaient la marque d’une fascination très masculine pour l’héroïsme féminin, ne compte ici que le pur et simple épanouissement d’un être femme, avec toute la complexité que cela induit. Consentant à être regardées ou furieuses d’être bousculées, amoureuses ou aventureuses, toutes offertes au regard des hommes ou parées pour le nouveau chapitre d’une impitoyable guerre des sexes, les filles de Boulevard de la mort sont ce qu’elles sont, point. Rares sont (furent, seront) les cinéastes capables d’offrir ainsi à la figure féminine semblable indépendance. Pour cette raison, avant tout esthétique, tout peut donc être – pour cette fois – pardonné.

                                                                                                           

 

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¹ Chanson du générique de fin de Boulevard de la mort, le « Chick Habbit » d’April March et le « Laisse tomber les filles » de France Gall cohabitant en un joyeux kaléidoscope ressuscitant au passage les premières victimes de Stuntman Mike… qui aurait sans doute dû, effectivement, laisser tomber les filles, à défaut de savoir tirer profit, tel Tarantino, d’une heureuse association.


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