Bernard Tapie et le mal-heure des autres.
Bernard Tapie était un manipulateur et un spéculateur. Ceci n’est pas un jugement de valeur sur une personne physique que nous ne connaissions pas, mais une observation sur le rapport à son régime d’images d’un personnage de fiction, ici interprété par Laurent Lafitte (de la Comédie Française !). Un manipulateur et un spéculateur, donc : son arme préférée, comme tous les wondermen*, était la gouaille. Sa victime favorite était le temps, qu’il prenait un malin plaisir à démonter, remonter, redémonter, délayer, et abstractiser. Le temps des businessmen a toujours eu quelque chose d’hypothétique, de programmatique. Il peut être très court : « 2 minutes », juste ce qu’il leur faut pour faire un pitch. Il peut être transformatif, l’horizon de tous les possibles : « Dans un an, on achète une maison, dans deux ans, une maison de campagne », et ainsi de suite. La capacité à détourner le temps est fondamental au discours d’un homme d’affaires. Elle est la condition sine qua non du bon déroulé de ses deals, suivant le principe du fameux sophisme du parieur : Il faut toujours un peu plus de temps, un peu plus d’investissement pour gagner gros. La prochaine sera la bonne, et la seule mauvaise démarche à suivre, serait de s’arrêter là. Le temps, c’est de l’argent. Le spectateur le sait. Tapie, la série comme le personnage, le savent : ainsi, l’avocat joué par Antoine Reinartz, mimant un taxi qui laisse tourner son compteur, va lancer un chronomètre au début d’une première micro-consultation informelle avec Tapie.
Et « le professionnel de la survie », dans les épisodes 1 et 2, se trouve génial d’avoir eu deux idées d’entreprises basées sur le principe de l’abonnement, soit la commercialisation non seulement de biens et de services, mais aussi d’un temps pendant lequel ces biens et ces services sont accessibles. La seconde de ces deux idées : un service privé d’aide aux cardiaques, rapidité garantie, promue comme de la livraison de pizzas – les secours arrivent en 30 minutes max. L’ultra libéralisation/uberisation de la santé était déjà un sujet qui intéressait le réalisateur Tristan Séguéla, dans son film Docteur ?, de 2019.
La plus grande qualité et le plus grand défaut de cette série de Netflix France sera d’avoir fait de la temporalité de Tapie, la série, la temporalité de Tapie, le personnage. Cela se voit aux gigantesques sur-titres qui annoncent, dans chaque épisode, l’année durant laquelle il se déroule. C’est une œuvre qui contient de nombreuses ellipses : elles sont parfois grandes, parfois moins ; elles sont parfois annoncées, parfois pas. Elles sont toujours dictées par la nécessité capitale d’aller à l’essentiel. Aussi, il est parfois difficile de ne pas les critiquer comme des raccourcis narratifs, des manières de ne pas montrer ce qui fait la complexité et la densité d’une vie. Par exemple, la naissance de Victor Tapie ne sera pas l’occasion d’épaissir le personnage de sa mère, Dominique (Joséphine Japy). Celle-ci restera surtout la complice de son époux, un peu plus morale que lui. En revanche, cette mise au monde sera un accouchement athénaïque pour Bernard : son fils nait alors qu’il se casse la tête, occupé à résoudre le problème que lui oppose un rival personnel.
Autres jeux avec le temps : les flashforwards, et les ralentis. Les premiers ne sont pas le signe d’un goût pour la non-linéarité. Ce sont des effets d’annonce : des teasers pour ce qui viendra plus tard. Plus tard dans la série, plus tard dans l’épisode. Une fois de plus, il faut juste attendre encore un peu. Il faut juste s’investir un petit peu plus. Les seconds font partie d’une grammaire visuelle propre à l’œuvre. Fils de pub, Séguéla fait films de pubs. Il y a, dans Tapie, comme des surgissements du vocabulaire de la réclame et de la communication commerciale. La forme audiovisuelle est celle du panneau, du présentoir, du prospectus. De la coupure pub, avec ses hits en musique de fond (tous les épisodes partagent leurs titres avec des tubes de variété). Séguéla retranscrit à l’écran la philosophie de Tapie, qu’il formule lui-même dès l’épisode 1. Il y parle d’une règle des 3 vingt – les vingt premières secondes, les vingt premiers mots, à vingt centimètre du visage du client. Réadapté à notre économie Netflixienne d’attention en déflation, cela donne une règle des 2 cinq – les cinq premières secondes, à cinq centimètre du sujet filmé. Gros plans, inserts, etc…
Bernard Tapie dans une série de cadres dynamiques.
Pourquoi sortir aujourd’hui, en 2023 cette série sur Bernard Tapie ? Outre la facilité de parler des morts, de faire parler des morts, et de faire parler les morts, il y a bien un aspect qui paraît unique à cette figure inflammatoire, et profondément actuel. Tapie était un pionnier, un annonciateur gabrielien de l’époque de la start-up nation. En suivant ses péripéties, on pourrait dire de l’œuvre qu’elle aurait tout aussi bien pu s’appeler Disruptif. Tapie était un capitaliste qui détestait les autres capitalistes. Il n’avait que du mépris pour les ténors, les noms à particules et les cadors. Il haïssait les us et coutumes de l’aristocratie et de la vieille richesse établie : Les chasses en domaine, les vies de château sédentaires, les poignées de main trop délicates et les velléités trop globalisantes. Un bon français, Tapie a un papa à la CGT (Patrick d’Assumçao), un ami arabe (de service, pour un de ses plans), et de la niaque plutôt que de la verve. Laffite est plutôt bon dans le rôle. Surtout de loin. Ce commentaire n’est pas une pique : son externalité, son expressivité de démago rentre-dedans est au diapason dans le récit, elle est parfaitement adaptée à ce que l’équipe créative souhaite raconter. En revanche, des moments-clés d’introspection, peu aidés par des dialogues trop explicatifs, sont moins convaincants. On se dit que Tapie aurait gagné à garder un peu d’impénétrabilité. Que ses instants de réflexion et de vulnérabilité auraient mieux faits d’être capturés comme dans la vraie vie, soit : de loin. Au vol, par des paparazzis voraces, intéressés par les heurts de cet homme fait média, conglomérat à lui seul de multiples activités. Du reste, pour le rendre un peu plus sympathique, on n’appuiera pas sur les choses nobles et spirituelles que Tapie, le nouveau riche vulgos, déteste aussi chez les bourgeois. Si on en juge sa réaction taciturne à une audition que passe Dominique à un théâtre, il ne saurait être très fan de la Comédie Française.
Un magnat, un Picsou, un Citizen Kane, Tapie a donc, comme ce personnage iconique du cinéma Américain, une épouse qui rêve d’être chanteuse (ici, non pas d’opéra, mais de comédie musicale), et qui sera humiliée par la presse. Dans la série, l’un sera incidentel à l’autre, il n’y a pas de lien de cause à effet. La comédie musicale évoquée étant Hair, connue pour son adaptation au cinéma par Milos Forman, il y a peut-être là un coup de phare. Une balayette discrète pour nous dire : This is the dawning of the age of Aquarius (à nous de chercher sur google le signe astrologique de Tapie). Mais alors, que valent les protagonistes de cette odyssée, de ce nouvel âge ? Qui sont les silhouettes qui remplissent cette aventure au pays des homo medefus, élites rolexées qui portent en eux le chromosome supérieur fonceurii meritocratiae ?
Comme dit plus haut, Laffite est bon, il donne la meilleure performance qu’on puisse donner dans les circonstances qui sont celles de la série. Reinartz est aussi efficace ici que dans Anatomie d’une chute, où il jouait déjà un avocat gracieux d’esprit, et inélégant d’apparence. C’est toujours un plaisir de voir Camille Chamoux, mais elle est victime de la temporalité de la série : son personnage change trop vite, de secrétaire qui opine et parle du nez à bras droit de Tapie. La pire performance rend ridicule le personnage de Marcel Loichot, premier actionnaire d’une société de Bernard. Il est interprété par Luchini, mais mis en scène comme Mr Burns. La meilleure performance est celle de d’Assumçao. Sans prétention et sans artifice, le père de Tapie est sa conscience ectopique, son Jiminy Cricket à la retraite. Il nous laisse voir ce que peut être la série quand elle donne du temps au temps : notamment dans l’épisode 4, qui se déroule dans une unité d’une seule journée.
* Le titre de travail de la série était Wonderman.