En brossant le portrait intime d´un Steve Jobs en héros shakespearien, Danny Boyle tente laborieusement de se dépêtrer d´une impasse artistique tenace. En vain.
La perspective d’un film sur Steve Jobs scénarisé par Aaron Sorkin et mis en scène par Danny Boyle avait de quoi intriguer. Sans y entrevoir une collaboration potentiellement aussi fructueuse qu’avec David Fincher (The Social Network, 2012), cette éventualité laissait au moins planer le spectre d’une œuvre un tant soit peu plus maîtrisée que Trance (2013), dernier ratage en date de Boyle. Mais le manque patent d’inspiration de Steve Jobs semble au contraire confirmer cruellement un symptôme déjà latent : la crise d’identité sinon la perte de vitesse du cinéma anglais mainstream. Sans jamais prétendre réinventer le septième art, Danny Boyle tint – disons jusqu’à 28 jours plus tard en 2002 puis par la suite de manière impromptue avec Sunshineen 2007 – une place relativement importante dans la nouvelle génération des entertainers du cinéma britannique. Outre des débuts fougueux quoique fragiles (Petits meurtres entre amis en 1994, Trainspotting en 1996 et même peut-être La Plage en 2000), l’Anglais prit subitement le parti d’un cinéma plus universalisant et consensuel (Slumdog Millionaire, 2008), pour finalement en finir avec une quelconque envie de cinéma. Dès lors, son semblant d’attrait pour le médium ne servit plus qu’à célébrer piteusement la spectacularisation du macro-événement (127 heures, 2011) puis à raviver sans y croire son penchant pour le thriller (Trance, 2013). Où la quête perpétuelle d’un succès public prit définitivement le pas sur le désir d’invention. Dans cette configuration, un portrait interprété par Michael Fassbender et Kate Winslet aurait pu sonner comme une rédemption pour le cinéaste, et lui permettre de retrouver un peu de sa verve d’antan. Malencontreusement, il n’en est rien ou presque.
Évidemment, l’analogie entre ce biopic aux prétentions auteurisantes mal dégrossies et celui plus officieux de Mark Zuckerberg par Fincher est imparable. Et ce n’est pas pour servir le cinéaste britannique car Steve Jobs ne soutient pas la comparaison. Si le scénario de Sorkin – sorte de huis-clos pénétrant l’antichambre de Jobs avant trois "keynotes" majeures, réparties sur plus de deux décennies – n’est pas sans intérêt, son exécution sans aspérité par Boyle ne permet jamais de le mettre à profit. De même, si l’intensité du jeu de Michael Fassbender – capable de rendre palpable le rapport distordu qu’entretient le personnage avec la réalité, toujours à réfléchir sur deux et parfois trois strates distinctes – et celui de Kate Winslet, qui s’efface sous une résolution infaillible, est par moment remarquable, cette seule qualité paraît bien insignifiante devant l’indigence de l’ensemble. Un gâchis d’autant plus fâcheux que la trajectoire décadente pensée par Sorkin, hautement shakespearienne, pouvait engendrer une belle tragédie contemporaine. Sans s’épancher sur la partie la plus évidente de la carrière de Jobs – les lancements couronnés de succès de l’iPod, de l’iPhone ou encore de l’iPad -, Boyle et Sorkin se concentrent sur la partie invisible de l’iceberg, celle décrite notamment dans le livre éponyme de Walter Isaacson : son apparente indifférence à l’égard de sa famille, son rapport houleux et machiavélique avec ses collègues (et notamment avec Steve Wozniak, interprété par Seth Rogen), sa mégalomanie sans oublier ses échecs cuisants.
À cet effet, trois "actes" d’environ 45 minutes donnent à voir Steve Jobs juste avant les présentations du Macintosh en 84, de l’ordinateur NeXTcube en 88, puis de l’iMac en 98. De jeune créateur messianique vaniteux alors sous la houlette du PDG de Pepsi (Jeff Daniels), celui-ci apparaît en génie déchu puis en star réhabilitée enfin capable d’admettre ses faiblesses. Richard III, Hamlet… tous les poncifs du théâtre élisabéthain sont de la partie. Par effet de mimétisme eu égard à The Social Network mais en retranchant davantage encore le concept, Danny Boyle opte pour des tirades à rallonge. Mais là où un tel dispositif aurait dû amener mécaniquement le cinéaste à employer son savoir faire pour dynamiser les plans séquences, demeure une aridité en tous points improductive. Une rhétorique ascétique face à laquelle Boyle se retrouve désarmé, ne sachant trop comment meubler le vide. Pire : certaines de ces scènes s’avèrent tout bonnement inutiles et trop dramatisées, qui plus est mal filmées et éclairées. C’est le cas par exemple de l’explication entrecoupée de flashbacks entre l’ex-patron de Pepsi et Steve Jobs dans le deuxième acte. Trop focalisé peut-être sur son ambition à métaphoriser les bouleversements technologiques d’Apple et les fluctuations de la personnalité de l’inventeur via l’utilisation de trois formats différents (16 mm pour le premier acte, 35 mm pour le second et numérique Arri Alexa pour le troisième), Boyle délaisse en route la silhouette générale de son film. Et le passage d’une période à une autre se fait en définitive sans véritable revirement esthétique notable. Un comble. Remarquons enfin avec quel cynisme les spectateurs des keynotes se retrouvent réduits à une grossière masse informe dont la seule interaction possible se limite à l’ovation.
Plutôt que d’énumérer les trop nombreuses imperfections et maladresses de Steve Jobs et de son réalisateur, revenons plutôt sur une autre réussite du scénario de Sorkin : la contiguïté féconde entre les inventions technologiques de Steve Jobs et son rapport pathologique à la famille. Parce qu’abandonné par des parents ayant finalement changé d’avis peu après l’adoption, l’entrepreneur considère le choix comme l’un des principaux ennemis de la création. C’est par ce motif indélébile que Sorkin dépeint un Steve Jobs impénétrable récalcitrant à tout semblant de possibilité pour les utilisateurs. Un OS fermé, des appareils disposant de peu de connectivités tournant sous des logiciels maisons… tous les produits Apple reflètent cette philosophie liberticide. Dispositif jusqu’au-boutiste qui en plus d’être une brillante allégorie des démons de Steve Jobs, n’est autre que la stratégie marketing fertile que l’on sait. Le télescopage entre ce traumatisme originel et la nature des innovations chez Apple est à la fois simple et saisissant. Possible catharsis pour le visionnaire, le premier iMac pourrait d’ailleurs s’apparenter avec le recul à une couveuse voire au ventre d’une mère. Tandis que l’iPod, transformation du bon vieux Walkman que porte inlassablement sa fille Lisa-Brennan Jobs depuis son enfance, sonne quelques années plus tard comme le symbole de leur réconciliation. Aussi tirés par les cheveux soient les prétextes choisis par Sorkin, ceux-ci restent de loin ce qu’il y a pourtant de plus facile à sauver du film.