Se souvenir d’une ville

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Retour à Sarajevo (Éclats).

Une proposition sélectionnée, l’an dernier, aux festivals War on Screen et à la Rochelle. 

L’Allemagne a De Caligari à Hitler. Les Balkans auront-ils De Miloš Obilić à Milošević ? Dès son ascension à la tête des ligues communistes de Serbie, en 1986, puis à la présidence de la république du pays, qui va bientôt se détacher de la Yougoslavie, en 1989, le « révolutionnaire anti-bureaucrate » Slobodan Milošević a choisi de doubler son activité politique identitaire et répressive par une sinistre fonction de producteur de pensée audiovisuelle. La première Saint-Vitus (jour important dans le calendrier de l’église orthodoxe) qu’il « officie », il la célèbre en grande pompe, avec un souci des modes de comm’ les plus hégémoniques à l’international, « un couronnement scénographié comme une extravagance hollywoodienne ». Il la marque au fer rouge par ses discours inflammatoires, s’assure qu’elle pénètre dans les mémoires de ses administrés – et il le fait en programmant, notamment, à la télé nationale, un film appelé La Bataille de Kosovo, qui rejoue la guerre médiévale entre la principauté de Serbie et l’empire Ottoman sur fond d’une islamophobie nauséabonde et bien moderne. Quelque temps plus tard, la position belligérante, suprémaciste serbe, de Milošević, aura porté les fruits attendus dans la région : La guerre de Croatie commence en mai 91. La guerre de Slovénie commence en juin. La guerre de Bosnie commence l’année suivante, en 92, et la guerre du Kosovo commence en 98. Le génocide bosniaque, largement organisé par l’armée serbe, ciblera les musulmans de Bosnie et fera plus de 30 000 morts et d’un million d’exilés.

Si on souhaite faire l’histoire cinématographique de ces conflits, et de ce nettoyage ethnique, outre son acte inaugural (la fresque historique nationaliste de Zdravko Šotra, à ce point dénuée d’équivoque qu’on pourrait la considérer comme l’équivalent filmique d’une déclaration de guerre), on doit se pencher sur des œuvres qu’on peut considérer comme sympathiques, ou, du moins, trop laxistes, vis-à-vis du régime en place. L’épopée de guerre Podzemlje, de Kusturica, et la déambulation To Vlémma tou Odysséa, d’Angelopoulos, toutes les deux présentées à Cannes en 1995, ont été accusées de trop croire en un récit des Balkans unis, lequel se fait au détriment des populations les plus vulnérables, les plus attaquables.

On doit également s’intéresser à des contre-programmations, contemporaines ou antérieures aux faits. Des propositions acides, qui entendaient critiquer plus ou moins frontalement ce fascisme de Belgrade. Le film Stara Masina, de Želimir Žilnik, 1989, contient des passages documentaires où le protagoniste, un journaliste rock, interagit avec des manifestants pro-Milošević. Le film Profesionalac, de 2003, s’intéresse à un opposant vocal à l’ancien gouvernement, interprété par un comédien qui avait, d’une part, joué dans La Bataille de Kosovo, et, d’autre part, réellement occupé une place importante au sein du parti social-démocrate de Serbie. On doit se pencher, enfin, sur des films qui n’ont pas été réalisés en Serbie, pas été réalisés par des Serbes, des œuvres issues de la communauté globale. Ce cinéma de l’ONU ou de l’OTAN comporte des titres comme The Hunted (2003), The Hunting Party (2007) et A Perfect Day (2015). Le hasard aura voulu que Benicio Del Toro joue dans le premier et le troisième. Ici, en France, on commence tout juste à s’emparer du sujet. En 2019, Guillaume de Fontenay proposait Sympathie pour le diable, sur le journaliste Paul Marchand et sa couverture du siège de Sarajevo – le siège le plus long de l’histoire militaire récente. Et cinq ans plus tard, donc, c’est au documentariste Jean-Gabriel Périot de poser ses outils et ses cadres sur le même siège de Sarajevo, et c’est à cet artiste de l’archive, ce sorcier de l’image récupérée, détournée, remontée, retournée, dépressurisée, déprésentisée, de réinventer ce qu’on peut en dire.

Se souvenir d’une ville, son dernier collage filmique, est son idée de ce à quoi devrait ressembler un De Miloš Obilić à Milošević. Son film, scène par scène, court-métrage rediffusé par court-métrage, offre de nous donner une idée de ce qu’était la production audiovisuelle du pays pendant les 1425 jours qu’ont compté l’occupation. Il nous invite à nous tenir en compassion, en solidarité, avec une filmographie que Périot a probablement été le premier à revisionner depuis des années. (Esthétiquement, ça ressemble à ce qu’on a toujours connu des cinémas de protestation et de sit-in : ce n’est pas très bien éclairé, mais c’est découpé de manière très réfléchie. C’est actif et c’est joueur, mais ça l’est comme on l’est quand on a notre troisième ou quatrième souffle d’énergie au milieu d’une nuit blanche. C’est intuitif : ça frise, l’espace d’un instant, l’impensé en mettant en scène des jeux de mots visuels, mais ça finit par le dépasser, le sublimer). L’ambition du réalisateur-rassembleur, on s’en doute, est de retourner la problématique : il y a une douce radicalité dans cette mise en abime, une paisible invitation à repenser les termes, dans ce glissement. Ce n’est pas seulement passer de filmer les bourreaux à filmer les victimes : c’est filmer les victimes qui se filment, filmer les victimes qui se regardent, se filmer les filmer, et enfin, les filmer nous regarder.

Pour quiconque est assez âgé pour se souvenir des images marquantes diffusées dans les JT à cette époque, c’est passer de l’autre côté du miroir. Les Bosniaques de Sarajevo ne sont plus des petits totems fragiles qui représentent la douleur dans les pays étrangers. Ils ne sont plus ces six lettres incantatrices, les « civils » à décompter, à soigner et à sauver, dans la mesure du négociable, par les casques bleus. Ce sont des êtres pénétrants, introspectifs, transfixants, qui, ici cinéphiles et donc rompus à l’exercice de l’analyse de films, n’ont aucune peur et aucune candeur face à l’objectif. Ils sont tellement conscients du pouvoir de celui-ci qu’ils semblent nous voir à travers lui. Le documentaire, refusant d’assigner à une maigre place d’hommes-misères, sans doute discursivement utile, mais en fin de compte apitoyante, les réalisateurs bosniaques interviewés dans sa deuxième partie, les laissent salutairement s’exprimer de la façon qu’ils souhaitent. Leur Bosnianité, leur Balkanité, a alors tout loisir d’aller dans des directions très diverses, très distinctes. Elle exulte d’eux, saute de leurs voix, de leurs corps de sorte à ce qu’on ait désormais une image de leur société comme d’un monde très riche – On comprend, de cette manière, comment leur abnégation a pu être aussi longtemps entretenue, pendant le siège : la ville de Sarajevo n’est absolument pas carencée, en humanité(s), elle en déborde, au contraire. Elle est complète en ce sens. Nous avons tendance à penser que le signe d’un écosystème social en bonne santé est sa capacité à contenir en lui des profils divergents, mais tous épanouis. Dans Se souvenir d’une ville, on a cette hétérogénéité, de Nebojša Šerić-Shoba, le gentil géant en débardeur-bandana, aux yeux pétillants, à Dino Mustafić*, l’encasquetté avec une barbe soigneusement taillée, et une diction parfaite de programmateur de festivals.

Sous cette lumière, on constate que Se souvenir d’une ville fait bien partie de ces films d’entretiens excitants qui nous font non seulement dire que chaque intervenant a été bien choisi, mais que leur nombre aussi est parfait. Plus ou moins, et ça ne fonctionnerait pas. Ça serait un foutoir ou une tablée de restaurant, pas un panel représentatif d’un art assiégé. Celui-ci pouvait être confidentiel, souterrain : l’un des courts-métrages nous parle d’une salle de cinéma officieuse et improvisée. Celui-ci pouvait être institutionnel : l’un des réalisateurs interviewés était conscrit. Il capturait et mettait en scène, pour l’armée, des images de mission. À la limite, nous regrettons peut-être que la caméra de Périot ne soit pas aussi inventive que celle de ses interlocuteurs, et que ses effets de montage n’aient pas leur diversité formelle (ils sont, comme d’habitudes chez le cinéaste, plutôt discrets). La rançon de l’inobstrusion est un certain académisme : quand le dernier court-métrage montré, avant un fondu au noir et le passage à la deuxième partie, est un film où on enterre une caméra (où on enterre, symboliquement, ce cinéma), on se dit qu’on tombe dans une évidence qui n’est plus tellement justifiée.

Affronter l’obscurité : « à tort, une guerre »… 

La première fois que j’ai vu Jean-Gabriel Périot, c’était en janvier 2022, lors d’un atelier de rencontres cinématographiques organisé par Céline Gailleurd et Eugénie Zvonkine, à l’Université Paris VIII. Périot y était, dans un premier temps, revenu sur sa carrière, sur les thématiques qui la traversent, et il avait eu la générosité de nous montrer les résultats des travaux de recherches archivistiques entrepris pour Se souvenir. Il y avait, dans un second temps, accepté d’entendre les pitchs de quelques étudiant-e-s en Master Réalisation au sujet de leurs projets : la meilleure discussion, à ce moment-là, avait eu lieu entre lui et l’animatrice Sara Demirdjian, laquelle travaillait sur un court-métrage protéiforme sur l’histoire de sa famille, en particulier sa grand-mère, immigrée arménienne au Liban puis en France, dont les parents avaient fui le génocide. La rencontre entre deux sujets (l’exil chez Demirdjian, l’enclavement et la survie chez Périot) avait beau être fortuite, elle était très belle. Plus que cela encore, elle était fertile car appropriée, débloqueuse car synergique, bien tombée. Pendant sa prise de parole, je me souviens que Demirdjian s’était interrogée sur la pertinence de se laisser dans, ou de s’exclure des cadres de ses prises de vues aux moments où elle pose des questions tortueuses à sa grand-mère. Périot lui avait répondu qu’au fond, il n’était pas nécessaire de se représenter à l’écran. Sa pensée est que le spectateur, inconsciemment, ressent quelque chose de la relation qui lie un intervenant et le locuteur qui lui adresse des interrogations, même si le contre-champ n’est pas figuré. Il gageait que le public de Demirdjian percevrait la tendresse que sa grand-mère lui porte.

Deux ans et demi plus tard, dans Se souvenir d’une ville, il confirme qu’il est un adepte du « faites ce que je dis, car je le fais », dans un documentaire où la connivence entre des réalisateurs dinariques et un cinéaste français n’est jamais suggérée que par la chaleur des échanges, Périot apparaissant souvent dans ses plans tapi, dissimulé avec précision par les caches-visages que sont les membres de son équipe, un cadreur, un directeur de la photographie, une scripte, etc. Périot nous avait précisé, à Paris VIII, qu’il s’était senti un grand besoin d’aller vers ce projet de recherche dans la mesure où il se reconnaissait beaucoup dans ces Sarajéviens (en tant qu’homme, en tant qu’occidental, en tant qu’artiste…), et qu’il avait été surpris de voir qu’une similitude de surface recelait en réalité un vécu martial qu’il ne pouvait pas s’imaginer. Au fond, le changement le plus profond, le plus discret, et le plus constitutif du film, c’est bien celui qui caractérise la manière dont Périot finit par accepter de se montrer.

Au début de la seconde partie, peut-être qu’il est encore pudique, qu’il ne sent pas légitime, qu’il cherche un pont par lequel s’insérer dans un contexte où il ne fait pas encore sens. Plus le film avance, plus les langues se délient – plus le spectateur se sent naturel et à l’aise dans des décors qui, effectivement, ne nous semblent pas si étrangers que ça, dans des commerces qui nous font penser à des villes de taille moyenne qu’on pourrait trouver près des montagnes de notre pays, de nos Alpes aux leurs. Périot, alors, ne mettra plus ses collaborateurs entre lui et le regard du spectateur. Il acceptera d’être visible, pas en gros plan parce qu’il n’est pas le protagoniste de ce récit, mais au grand jour, parce qu’il se tient avec ces hommes sur des terres où se sont passées des choses importantes, comme lui pourrait les inviter en France et les faire se tenir debout sur les lieux où se sont passés les « (Fragments) » de Retour à Reims. Si on peut reprocher à Périot quelque chose, c’est peut-être juste que son identification est trop totale, trop ciblée. Son prisme de réalisateur parti à la recherche d’autres réalisateurs écarte des non-dits, invisibilise des non-montrés.

Dans la Bosnie dont lui et ses pairs parlent, il manque forcément des détails ! Des tâches sont forcément laissées aveugles, que ce soit démographiquement (où sont les femmes ? où sont les musulmans pratiquants, les principales cibles de l’armée serbe ?) ou même à l’échelle de la profession (où sont les commanditaires à l’origine des films militaires ? où sont les spectateurs et les spectatrices du cinéma clandestin évoqué ? où sont les assistants caméra, les assistants réa, fonctions pourtant aujourd’hui occupées par des noms Bosniens au générique du film de Périot ?). La grande qualité de l’ensemble du long-métrage ne change en rien le fait qu’il ait, dés même sa genèse, adopté une forme de vision en tunnel. Au nom de celle-ci, Se souvenir d’une ville est parfois un film intemporel, et parfois un rendez-vous manqué – en certains aspects, du moins. Trop obnubilé par le sujet « cinéaste », Périot néglige peut-être d’appuyer sur certains points de leur discours, ou d’interpoler les clés communes entre ceux-ci, de les surligner. Dans le film, il arrive parfois que les artistes interviewés parlent en anglais, sur des phrases entières ou pour utiliser des éléments de vocabulaire technique. Quel dommage de ne pas le commenter : il semblerait qu’une nouvelle problématique, au sujet de la représentation des guerres d’ex-Yougoslavie et du génocide bosnien, soit de questionner la pluralité des langues telle que mise en jeu par le conflit. En 2021, le coproduction européenne La Voix d’Aïda, sur la vie d’une traductrice pour l’ONU, bouleversée par le massacre de Srebrenica, avait été nommée pour l’Oscar du meilleur film international. Et plus tôt cette année, L’Homme qui ne se taisait pas, sur le massacre de Štrpci, a remporté la Palme d’Or du court-métrage à Cannes pour ses jeux de compréhensions et de mécompréhensions impliquant un Alexis Manenti qui intimide en croate. Peu importe la place qu’est destinée à avoir la France et les Français dans le futur des films sur la Bosnie et des cinémas des Balkans, Se souvenir d’une ville devra rester une exception, un film conçu très intelligemment mais aussi très sectairement dans son coin, dans un entre-soi qui n’est pas celui des français, pas celui des épargnés du bloc ouest, pas même celui des hommes mais de la caste réalisateurs et de sa complicité transfrontières. Il ne sera jamais démodé car il ne s’est jamais positionné dans une frise.

Le court-métrage de Sara Demirdjian, Yalla ! Le Chant de mes racines, est disponible à cette adresse : https://www.youtube.com/watch?v=ahqN5zEPuCk

*Nous négligeons de mentionner Nedim Alikadić, qui ressemble d’ailleurs beaucoup, physiquement, à Périot.

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Durée : 109 mn


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