Revoir les oeuvres de la première heure de Milos Forman

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Le distributeur Carlotta ressort en salles les deux premiers films de Milos Forman : le docu-fiction matriciel « l’Audition » et « L’as de pique » en versions restaurées 4K.

Les premiers films de Milos Forman sont de puissants marqueurs de leur époque. Sous la chape d’airain du régime communiste au pouvoir, une contre- culture s’affirme à l’éclosion du Printemps de Prague. La « jeune vague » iconoclaste du cinéma tchécoslovaque s’émancipe du joug totalitaire et du réalisme socialiste uniforme dans lesquels il était englué.

L’Audition : un casting dans le casting pour les films d’après

L’Audition est un docu-fiction électrisant sur un concours de chant qui met en lice de jeunes adolescentes visant le podium de qualification. Elles sont confrontées au verdict d’un jury afin qu’elles participent, le cas échéant, à un spectacle théâtral. C’est le premier opus marquant de Milos Forman qui opère un casting dans le casting pour ses films d’après.

L’émergence d’une contre-culture pop-rock

L’émergence d’une contre-culture pop-rock américaine de l’autre côté du rideau de fer est prépondérante dans l’effervescence du Printemps de Prague entre 1962 et 1968 avant la normalisation
(1968/1969) imposée par l’invasion des chars russes dans Prague.

L’Audition cristallise le non-conformisme de la jeune génération habitée par un désir frénétique de sortir du lot et de briller à tout prix. Le film exprime en son entier la manifestation d’une volonté d’affirmer une voix originale qui jaillisse dans cet îlot de survivance de la musique officielle traditionnelle tchèque.

Problème : cette voix détonne et les candidates rivalisent de fausseté dans l’interprétation malaisée qu’elles donnent de leurs chansons. La « beatlemania » est en passe de submerger les ondes et, pour l’heure, le twist et ses trémoussements détrônent la polka de papa.

Dans une sorte de cacophonie ambiante, les jeunes concurrentes, émotionnellement survoltées, se succèdent au micro ; se poussant du coude en haussant le volume sonore pour pallier leurs manquements. Décomplexées par leur « entrée de gladiatrices » dans l’arène scénique, elles caressent l’ambition d’accéder à la célébrité.

La scène les désinhibe comme une sorte de psychothérapie de groupe. « A peine sorties de l’adolescence, le dernier des petits laiderons devient une vamp effrontée » confie Milos Forman, un rien goguenard, à l’occasion d’une interview. Le cinéaste, frondeur et trublion, enregistre mécaniquement leurs passages dans un montage décousu où il revendique lui-même son propre amateurisme.

Certaines, allant jusqu’à perdre toute contenance, glapissent leur texte à pleine voix en se dandinant dans le comique achevé d’une prestation dénaturée ; brusquement transfigurées par la charge émotionnelle de leur passion dévorante.

la musique pop intervient comme un vecteur intergénérationnel de contestation qui affecte jusqu’aux airs du folklore patrimonial.

 

 

Le concours de chant est le porte-voix d’une jeunesse qui ne trouve pas ses marques

Milos Forman offre ainsi un espace de parole à la liberté d’expression de ces jeunes en mal d’identité et L’Audition fait oeuvre de film matriciel de ceux à venir. Le rock naissant et « balbutiant » est le porte étendard de cette jeunesse en quête de repères. Le réalisateur tchécoslovaque de la première heure
duplique à l’envi des portraits éphémères de chanteuses à la voix discordante sans qu’il soit possible de les départager. Un montage au cordeau les met sur le même pied d’égalité et pas une ne parvient à se détacher de la masse. Le régime communiste autoritaire en place exerce un pouvoir affadissant sur la collectivité d’où aucune individualité ne peut s’extraire.

Le chant et la danse vont insuffler ce vent d’affirmation de soi qui propose une nouvelle alternative à la jeunesse et assoit le « socialisme à visage humain ». Forman poursuivra son introspection des conflits intergénérationnels dans Taking off (1971), sa première production américaine qui débute par un radio-crochet de chant. Le bal devient l’épicentre des rencontres intergénérationnelles comme dans L’as de pique.

« L’as de pique » ou le regard buté d’un adolescent rebelle, proche cousin d’Antoine Doinel

La nouvelle vague française infuse la « jeune vague » tchécoslovaque au même titre que le néo-réalisme italien et le free cinema anglais. Jusqu’alors,le réalisme socialiste s’est surtout distingué en mettant en scène un héros positif à travers un récit édifiant ou épique qui ne permet aucune identification du spectateur mais reconduit le culte de la personnalité et donc du leader.

Au tarot, l’as de pique est un mauvais présage et le titre français est exagérément imagé. Il désigne une personne chétive, mal fichue. L’incapacité notoire de Petr à se plier aux codes du travail et donc à remplir son office rencontre la consternation de son patron et de ses parents.

La jeune relève avant-gardiste tchèque filme une génération sacrifiée sur l’autel de la productivité du plan quinquennal. Le pays est en pleine transition économique et se prête à croire aux vertus d’un « socialisme à visage humain »selon l’expression de Alexandre Dubcek. Les forces du Pacte de Varsovie vont démentir ce projet idyllique en occupant Prague contre toute attente en août1968.

Le Printemps de Prague marque une courte période euphorisante durant laquelle un cinéma phagocytaire reflète une vision plus réaliste et véridique de la société qui s’affranchit de l’idéologie dominante calquée sur l’URSS. Une jeunesse déboussolée se morfond et s’ennuie ferme. Elle est en totale rupture de ban avec un réalisme socialiste pontifiant.

 

 

L’as de pique recoupe la vision subjective d’un héros en proie au doute existentiel

Petr (Ladislav Jakim)est un adolescent de 17 ans vêtu d’un blouson noir sans qu’il en soit un pour autant. Pour désigner un voyou, le film relaie le terme anglo-saxon de « hooligan » dans la bouche des adultes aussi connoté que le « blouson noir » d’autrefois.

Petr est en porte à faux avec la société et ses normes aliénantes. Pour ses premières armes, le jeune stagiaire écope d’un travail de surveillant de supérette sans grande consistance et ennuyeux à souhait qui lui va comme un gant. Voir sans être vu : tel est son credo durant tout le film où sa nature effacée le condamne à jouer les utilités.

Il est astreint à une activité de spectateur passif sur lequel les événements n’ont pas prise de par leur insignifiance. Avec la dextérité d’un Robert Bresson filmant subrepticement les portefeuilles escamotés de main en main dans Pickpocket, Milos Forman cadre les manipulations anonymes de victuailles qui échouent dans le caddie de la ménagère au grand dam du spectateur lésé de tous ces vols potentiels qui paraissaient pourtant inéluctables. Les réalités sociales du communisme ancrent le vol dans la réalité
du quotidien. Celui qui ne le perpètre pas en société, le commet dans la famille comme l’énonce un dicton tchèque.

 

 

Entre les 400 coups et Baisers volés…

Le film attachant est dépourvu de véritable intrigue. Comme les 400 coups, c’est un récit purement auto-biographique. L’oeuvre désarçonne par le manque de substance narrative qu’il donne en provende au spectateur. Il tend un miroir à la vie. Et les rêvasseries du héros achoppent sans cesse sur les interdits des
adultes comme la trajectoire contrariée du tout jeune Antoine Doinel, l’alter ego de Truffaut.

Petr s’attache à des faits insignifiants à l’exemple de ces vols à l’étalage qui n’arrivent pas quand on s’y attend où, quand ils surviennent, sont compulsifs. Comme cette femme prise en flagrant délit de chapardage de sachets de bonbons mais que Petr rechigne à poursuivre tandis qu’auparavant, il prend en filature un retraité que rien ne prédispose au vol et sur lequel il n’a que des soupçons. Comme Godard, Forman filme, caméra sur l’épaule, des plans volés de rue par échappées dans Prague. Le vol
est contre-productif mais la délation qui consiste à le dénoncer l’est tout autant pour ce qu’elle entre en résonance avec une pratique stalinienne haïssable.

Le patron de Petr comme ses parents sont dépositaires d’une autorité répressive qui s’exerce sur une population réprimée dont la subjectivité est refoulée. Le père (Jan Vostrcil) sermonne sans cesse son fils de la façon la plus stérile creusant désespérément le fossé intergénérationnel.

La vie s’écoule morne et étriquée et il faut trouver de quoi l’égayer. Le bal avec sa temporalité spécifique tend à être une parenthèse réconciliatrice entre les générations. Forman s’accommode ici des acteurs non-professionnels plus malléables et pour lesquels il n’est pas tenu de bourse délier tandis que les
professionnels ne sont pas toujours à la hauteur de leurs prétentions. D’autant que le film s’émancipe d’une intrigue élaborée et se prête davantage à l’improvisation comme en jazz. Le montage peut toujours biffer les maladresses des amateurs.

A l’image du pays, l’enfant est à un carrefour et à l’heure des décisions irrévocables qu’il remet toujours à plus tard car il n’aspire qu’à jeter sa gourme d’adolescent mal dégrossi. Econduit de partout, il l’est aussi bien aussi par Asa (Paola Martinhova), son béguin. A l’instar d’un pierrot lunaire, éternellement déphasé, sa personnalité fuyante constitue une gêne avec ses silences contraints, son incapacité à réagir face aux admonestations de son père,ses flottements et ses manières gauches et démunies. Son regard papillonnant de voyeur finira par buter sur son propre reflet mettant ainsi un terme à sa filature.

Le film est un continuum qui s’interrompt ex abrupto sur une diatribe sentencieuse du père autoritaire à son fils laissée en suspens.

 

Distribution : Carlotta

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