Ressortie Scandale à Paris (A Scandal in Paris – Douglas Sirk, 1946)

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Film d’époque improbable, pochade picaresque, allégorie sur l’éternel combat entre le bien et le mal : relecture du film préféré de Douglas Sirk à l’occasion de sa ressortie en version restaurée.

« Il est moins mal d’être dupe qu’imposteur » (Giacomo Casanova)

Scandale à Paris s’inscrit comme un film d’époque improbable qui retrace une page rocambolesque des mémoires trépidantes, truculentes et tumultueuses d’Eugène-François Vidocq parues en 1828. Cette figure emblématique du brigand impétueux passé à la solde de la police puis à la postérité est ancrée depuis dans l’imaginaire populaire.Vidocq défrayera la chronique de son temps comme un « people » aux frasques aventureuses proprement scandaleuses. Par la suite, il rentrera définitivement dans les rangs et d’une certaine façon « dans les ordres » : ceux de la police judiciaire.


Une pochade picaresque mettant en scène un brigand légendaire

Le film apparaît comme une pochade picaresque et pittoresque à la fois. Sans autre forme de procès, la narration s’ouvre sur une voix off teintée d’ironie narquoise égrenant les circonstances de la venue au monde en 1775 du futur gredin condamné au bagne et déjà forcément marqué par une lourde hérédité. En un seul fondu-enchaîné elliptique , le nourrisson échoué sur la paillasse d’un cachot humide se mue en adulte croupissant derrière les barreaux dans la même position allongée. La grandiloquence pincée et la fatuité onctueuse en moins, sa diction entre en résonance avec celle de Sacha Guitry. Ici, c’est George Sanders qui prête sa voix volontiers pateline à ce fieffé détrousseur de bourses et de bijoux. On le surprend à s’épancher en demi-teinte sur les turpitudes d’une vie jusqu’ici vouée à la dissolution.


Le parcours atypique d’un gendarme voleur

L’antienne populaire est bien connue : l’occasion fait le larron et le larcin fait aussi l’imposteur. "Moins il y a de fripons aux galères, plus il y en a dehors", disait Gérard de Nerval. Le parti-pris du film épouse un tour délibérément cocasse. Il joue sur l’ambivalence, l’insincérité, la duplicité roublarde de cet anti-héros -narrateur qui, ironie du sort, lit Les Mémoires de Casanova au fond de sa geôle insalubre. Après avoir coulé de précieuses années de son existence dans la solitude de son embastillement, il deviendra premier flic de France sous Napoléon Ier avant d’être tour à tour promu brigadier, indicateur, détective privé puis chef de la police de la sûreté.

 


Questionnement intime du cinéaste sur l’ambivalence de l’homme

Film atypique et inclassable dans la production sirkienne, Scandale à Paris est pourtant celui qui aura sa préférence entre tous. Controversé, le film réussit l’alchimie entre sa direction d’acteurs et la conduite d’un récit qui donne le change à une farce volontiers mystificatrice et pour le moins « guignolesque ».
Un des thèmes qui va hanter toutes les premières œuvres proprement dites d’exilé américain de Sirk, soit entre 1942 et 1950, sera ce questionnement intime du cinéaste sur l’ambivalence de l’homme.

Toute sa vie durant, et à l’épreuve traumatisante des événements majeurs de son temps au nombre desquels l’épisode infamant de Weimar, la poussée du nazisme, Douglas Sirk – né Detlef Sierk à Hambourg en 1897 qui réalisera pas moins de 35 films – sera perpétuellement taraudé par une quête identitaire vacillante. Il perdra par deux fois son fils, rallié très jeune à la cause nazie, et disparu ensuite à Stalingrad en 1944 sur l’autel d’un troisième Reich moribond. Tragédie intime qui convoquera un de ses mélos les plus incontournables : Le Temps de vivre et le temps de mourir (1958).

Bien que non-nazi convaincu, il connaîtra inopinément des accointances nazies qui – et ce n’est pas le moindre des paradoxes – seront propices à favoriser, contre les vents et marées de l’Histoire en marche, sa carrière concomitante de dramaturge et cinéaste.

Genèse chaotique de l’oeuvre d’adaptation

Dans son livre d’entretiens Sirk on Sirk (1997), dans lequel il se confie à Jon Halliday, Douglas Sirk livre en substance quelques réminiscences sur la genèse chaotique ce ce projet d’adaptation de la partie proprement drôlatique et burlesque des mémoires de la personnalité archétypale de Vidocq. Ces mémoires, d’une rare effronterie, connurent un retentissement de roman-feuilleton au moment de leur parution et inspirèrent notablement Balzac pour son personnage de Vautrin ; et Hugo pour ceux de Javert et Jean Valjean.

Après Summer Storm (L’Aveu, 1944) adapté d’un roman de Tchekov avec Georges Sanders, Edward Everett Horton et Linda Darnell, Sirk ambitionnait de tourner un film sur un autre fils infortuné de la nature, escroc errant, imposteur public, manipulateur cynique et charlatan cosmpolite : le comte Cagliostro, de son vrai nom Joseph Balsamo, d’après Alexandre Dumas. La duplicité du personnage aux affinités plus que troublantes avec Eugène-François Vidocq allait comme un gant à Sanders, flanqué du même Akim Tamiroff. Ce projet ne verra jamais le jour et c’est Grégory Ratoff qui le réalisera en 1949 avec Orson Welles pour incarner ce personnage sulfureux à souhait.

Un escroc aventurier chassant l’autre, Sirk rebondit ainsi sur un des thèmes de prédilection des films de cette époque secouée par les soubresauts de l’Histoire : un homme bon peut-il être mauvais dans le même temps ? Quelle est la frontière entre bien et mal ? Et est-elle infrangible ? Autant d’interrogations sur la duplicité intrinsèque de l’être humain qui interpolent dans le même temps l’oeuvre et la vie mouvementée du réalisateur, éternellement apatride.

 

 

Un escroc devenu policier mais demeuré escroc dans l’âme

Le 18éme siècle , « siècle des Lumières », s’enorgueillit d’une littérature feuilletonesque foisonnante qui vante et met en chansons les faits divers et fredaines criminels, les mémoires judiciaires de filous de tous poils et « de haut vol » : les Cartouche, Mandrin et consorts… Dans cette perspective démystificatrice, le personnage de Vidocq, révolté irréductible et chantre des impénitents, fait figure de révélateur dans le creuset parisien de l’époque. Ses agissements libertins et libertaires concourent à précipiter le rejet violent des élites bourgeoises moquées avec jubilation.

Dans Sirk on Sirk, ce recueil d’entretiens à bâtons rompus entre Jon Halliday et le réalisateur souvent taxé de germanophobie, ce dernier affine son propos : « Vidocq était ce personnage interlope comme je les aimais : un escroc devenu policier mais toujours escroc dans l’âme. Le but à atteindre était le suivant : si vous prétendez attraper le voleur, trouvez un autre voleur pour faire le job » (1).

George Sanders / Vidocq : entre arrogance affichée et affectation blasée

Sirk ne croit pas si bien dire et va découvrir en George Sanders un acteur subtil aux mille facettes, l’incarnation même du cynique cauteleux, séducteur invétéré et manipulateur, véritable « parangon de malhonnêteté ». « Il avait en lui ce juste degré d’ironie fine, d’arrogance et d’aplomb qui convenait au rôle. Au fond, j’ai toujours pensé qu’il était remarquable quelque fût le rôle qu’il ait pu tenir à l’écran » (1).

La singularité du film réside dans cette narration tout en nuances – bien qu’en pointillés – d’une tranche de vie aventurière autant qu’asociale. Et Sanders semble s’acquitter de ce rôle avec une « délectation morose » qui force l’admiration. Issu d’une haute lignée aristocratique russe, George Sanders présentait une nature idiosyncratique qui pouvait décontenancer. Il est souvent décrit en négatif comme une personnalité dédaigneuse, excentrique, cynique et glacée, mais toujours charmeuse et au snobisme distingué. Le réalisateur germanique ne cache pas son admiration pour cet acteur qui ne cesse de dérouter par son comportement pour le moins énigmatique. Sirk le dépeint comme une personnalité complexe, tiraillée entre une forme d’arrogance affichée et d’affectation blasée : « un homme cultivant l’ironie qui semblait vivre dans l’indolence. Féru d’astronomie et d’arithmétique, il pouvait passer des journées entières à tracer des plans sur la
comète pour trouver les moyens de contourner le fisc et ne pas payer ses créances » 
(1)

Au vrai, le rôle de Vidocq semble fait sur mesure pour un acteur qui sait par ailleurs déployer des trésors de cabotinage dans ses rôles. Le film tourne à la farce histrionique. Douglas Sirk prend des privautés avec l’ordonnancement du récit pour en surtout retenir les traits d’esprit qui émaillent cette affabulation des trente premières années du policier voleur.

Un récit cousu de fil blanc et d’une étrangeté bouffonne

Les allégories surréalistes abondent (St Georges terrassant le dragon, l’épisode de la jarretière, celui du lys fané) qui conduiront à la conversion du brigand dans une tension apaisée. La jarretière sertie de rubis, adroitement subtilisée à sa détentrice, est l’objet du délit. Les bijoux spoliés sont restitués à leurs légitimes propriétaires. La faune à la solde de Vidocq retrouve le droit chemin. Le policier fraîchement promu reconnaît publiquement ses vilenies et la morale est sauve.Tout est bien qui finit trop bien. Le bien sort vainqueur de son combat éternel avec le mal : le chevaleresque Sanders pourfend le fétide dragon Akim Tamiroff de sa lance pacificatrice. Pour comble d’ironie, la mascotte du film n’est autre qu’un ouistiti facétieux prénommé Satan qui aura le mot de la fin dans une ultime pirouette, puisque les hommes ne sont décidément pas des saints.

 

 

Cependant, l’histoire paraît cousue de fil blanc et d’une étrangeté bouffonne qui donne trop à voir le symbole. On serait en droit de rester sur notre faim, n’étaient les trouvailles visuelles expressionnistes d’Eugène Schüfftan, célèbre directeur de la photographie (entre autres pour Ophüls et Lang), jouant sur un registre de clairs-obscurs et de cadrages penchés notamment dans la scène pénultième où Riquet (Gene Loghart, dans un rôle de fantoche qui rappelle en sous-main celui qu’il tenait dans Les bourreaux meurent aussi de Fritz Lang), chef de police évincé, se grime en colporteur-oiseleur grotesque afin de confondre, pour le coup dans tous les sens du terme, sa femme volage dans les bras d’un mannequin aperçus en ombres chinoises.

« Dans le crime comme en amour, il y a ceux qui agissent et ceux qui n’osent pas ». « Je sais bien que l’amour et le crime sont incompatibles ». « Un parfait criminel peut être pris s’il laisse son cœur comme indice » .Telles sont les réparties et les bons mots que Sirk et l’écrivain britannique Ellis St Joseph, scénariste et adaptateur des mémoires de Vidocq, glissent dans la bouche désabusée de ce beau parleur, briseur de cœurs et délieur de bourses. Eugène-François Vidocq expérimentera par la suite des méthodes d’investigation criminelles peu orthodoxes, en infiltrant les rouages d’une pègre qui lui était familière et en créant « l’identité judiciaire » grâce à un don de physionomiste « hors pair ». Une destinée des plus inattendues et des plus vertigineuses. D’autant que l’ex-bagnard condamné pour faux demeure dans les annales policières comme l’inventeur du« papier infalsifiable » en 1827. Cela ne s’invente pas! Et c’est une autre histoire..

En 1960, George Sanders rédigera avec la même ironie décalée des réminiscences décousues et sans complaisance intitulées Mémoires d’une fripouille. Difficile de ne pas les rapprocher de celles de Vidocq également mâtinées d’insolence ! Et les rôles de personnages défaits par l’existence affluent au sein de sa riche filmographie. Lassé de la vie , il « tirera sa révérence » à l’âge de 65 ans, mettant délibérément fin à ses jours avec toute l’élégance appuyée d’ une sortie théâtrale, point d’orgue final d’une vie de comédien égal à lui-même sur un plateau de tournage comme sur la scène de l’existence .Coupez !

(1) Nous traduisons.


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