Venise, Bruxelles, Deauville… William Friedkin a fait un retour médiatique remarqué en 2012, à l’occasion de la présentation dans divers festivals de son sulfureux Killer Joe. Le film marque le retour sur le devant de la scène d’un enfant terrible de l’Hollywood des années 70. C’est durant cette décennie que le cinéaste, venu de la télévision, a accumulé succès et récompenses avec des classiques comme The French Connection (1971) et L’Exorciste (1973). Mais c’est aussi à cette période qu’il a été emporté par l’échec d’un film, Sorcerer, sorti au même moment que Star Wars (Georges Lucas, 1977), et qui a privé celui qu’on surnommait « Hurricane Billy » d’une carrière équivalente à celle de ses contemporains, comme Francis Coppola.
L’amertume ne se ressent pas dans les propos du metteur en scène, ravi de partager des réflexions et anecdotes sur ce qui constitue malgré tout une incroyable carrière, jalonnée de pépites (Police Fédérale Los Angeles, 1975 ; Bug, 2006 ; The Brink’s Job, 1978 ; Cruising, 1980) ou de ratages (La Nurse, 1990 ; Le Coup du siècle, 1983) n’ayant jamais entamé sa soif de provocation ou son envie de raconter des histoires. Car Friedkin est assurément un sacré conteur, du genre à captiver une vingtaine de journalistes pendant trois heures sans jamais éluder une question. L’entretien marathon qui suit est une retranscription (synthétique !) de cette rencontre, qui s’est déroulée en avril dernier au Festival international du film fantastique de Bruxelles.
Comment le projet de Killer Joe est-il né ?
L’auteur, Tracy Letts, est l’un des meilleurs écrivains américains actuels. Nous partageons une même vision du monde. Il a grandi dans la région où Killer Joe se déroule, pas moi. Il comprend ces personnages. Même si j’ai grandi pour ma part à Chicago, j’ai pu croiser ce genre d’individus, de situations. Je suis attiré par les comportements extrêmes des gens, pas par l’histoire d’un type se levant le matin pour aller travailler, qui a une superbe voiture, une superbe femme… Il n’y a pas de drame là-dedans. Ce qui m’intéresse, c’est l’inhabituel. Je choisis toujours les scripts de cette manière.
Quand avez-vous vu la pièce pour la première fois ?
Il y a trois ans. Une petite compagnie sur Sunset Boulevard l’a montée. C’était très puissant, malgré le minimalisme. Ce n’était pas seulement très drôle, mais direct, absurde. J’ai rencontré Tracy Letts quand il ne parvenait pas à décrocher un seul boulot à Hollywood. Quand il a vu qu’il n’arrivait même pas à décrocher un rôle dans La Croisière s’amuse, il est retourné à Chicago. C’est un grand auteur, mais il est aussi très bon acteur, il joue en ce moment à Broadway.
Matthew McConaughey était-il déjà présent sur le projet en amont ?
Non. J’ai rencontré Matthew et je me suis rendu compte qu’il n’était pas celui que les gens pouvaient penser. C’est un gars du Texas, il sait comment ces gens vivent et pensent. Ce n’est pas le mec charmant des comédies romantiques. C’est une image de lui. Le vrai Matthew McConaughey… c’est Killer Joe ! Dans Bug, il y a un acteur nommé Harry Connick Jr., il est connu comme un grand chanteur de Broadway. Je l’ai rencontré à Las Vegas, avec sa femme. Il me dit : « Je suis un grand fan, vous savez. Si jamais vous aviez un rôle, n’importe lequel, je le ferais ». J’acquiesce, et sa femme vient alors me parler, me poser des questions sur L’Exorciste. Et à un moment, Harry se penche vers moi, me prend la main et me regarde : « Bill… Vous ne pensez pas que vous passez un peu trop de temps avec ma femme ? » Je le regarde alors en m’excusant, et il éclate soudain de rire. Et je me suis dit : c’est le gars que je cherche. Il peut être séduisant et maléfique la seconde après. Je l’ai engagé immédiatement.
Killer Joe a déclenché des controverses parmi la critique, notamment pour sa violence…
Oui, et il a également bénéficié de certaines des meilleures critiques que j’aie pu avoir. Beaucoup de gens réagissent mal à des tas de choses. Je n’ai pas aimé Titanic (James Cameron, 1997) ! Je n’irais pas voir Titanic s’il passait ici gratuitement. Nous vivons dans un monde où tout le monde a une opinion. Killer Joe est sorti sans problème dans le monde, sans coupes, avec des avertissements pour les moins de 18 ans. Ce qui est logique ! Je n’ai pas eu de mauvaise réaction. Seulement, aux États-Unis, la ratification a des conséquences, pour ceux qui tiennent les cinémas, par exemple, et les distributeurs de DVD. Je m’en fous. Je n’ai pas forcément envie que les teenagers puissent voir ce film, mais devinez quoi ? Ils le verront quand même.
Comment était-ce de travailler avec Matthew McConaughey et Thomas Haden Church ?
Très bien. Je ne cherche pas la perfection dans mes films. Nous n’avons jamais plus d’une ou deux prises sur le tournage, à moins que la lumière change ou que la caméra bouge. J’aime travailler comme ça. Ces acteurs viennent du Texas, là où se déroule l’histoire, ils savent donc comment leurs personnages se tiennent ou parlent. Pour moi, l’important n’est pas de diriger, de poser mon empreinte. Je veux juste raconter une histoire… Écoutez, quand j’ai réalisé Traqué (2003), j’avais sur le plateau deux acteurs, Tommy Lee Jones et Benicio del Toro. Deux univers, deux styles différents. Ils arrivent sur le plateau préparés. Tout ce que je fais sur le plateau, c’est leur dire : « Viens te mettre là, tu prends ce micro, tu fais ceci, cela… ». Tommy va me répéter ce que je viens de dire et appeler l’assistant pour lui dire : « Pose un micro ici, et ici, et ici… Ok, je suis prêt ». Et en une prise, c’est bon. Benicio, lui, disait : « Pourquoi je viens me mettre ici ? Pourquoi ne pourrais-je pas m’allonger ici. Ou alors je pourrais tourner le dos… ». Certains acteurs ont besoin de ça, qu’on leur raconte toutes ces histoires sur le passé de leurs personnages. Ils sont tous les deux aussi bons, mais leurs méthodes sont juste différentes. Nick Nolte, avec qui j’ai tourné Blue Chips (1994), avait l’habitude de venir sur le plateau avec des centaines de pages de roman qu’il avait écrites, à propos de son personnage. Il me disait « Lis ça » et je le faisais, sans jamais arriver à comprendre quoi que ce soit. Le lendemain, il venait me demander : « Alors ? » et je lui répondais « C’est parfait ». Et il était convaincu, je pouvais me mettre à lui dire « Viens te mettre là, tu prends ce micro…. » [Rires]. Le casting est primordial. Si vous avez mal choisi votre acteur, ça ne marchera pas, quel que soit ce que vous pouvez leur dire. Sur certains de mes films, j’ai été chanceux d’avoir un très bon casting, ce qui a assuré leurs réussites.
Depuis Bug, il y a cinq ans, vous avez réalisé deux épisodes des Experts. L’avez-vous fait par amitié pour William Petersen, avec qui vous aviez tourné Police Fédérale Los Angeles ?
Oui. Je ne connaissais pas la série, et William m’a demandé de tourner ses derniers épisodes, après neuf saisons. J’adore William, c’est un bon ami. Ils m’ont donc proposé de tourner le 200e épisode.
Vous êtes également retourné en 1997 à la télé pour réaliser un remake, 12 hommes en colère.
Effectivement, parce que c’était une très bonne histoire, qui se déroulait d’ailleurs aussi dans une seule pièce. J’ai eu l’un des meilleurs castings de ma carrière : George C. Scott, Ossie Davis, William Petersen, Edward James Olmos, James Gandolfini… C’était l’un des premiers rôles de James. Un jour sur le plateau, j’entendais des murmures, quelqu’un répétant ses lignes. C’était James, il ne me voyait pas. Il tremblait en apprenant son dialogue. Je lui ai dit « Bonjour ! ». Il me dit : « Je suis nerveux ». Je lui demandais pourquoi. « Je n’arrive pas à croire que je suis dans une scène avec Jack Lemmon. », me répondit-il. J’ai passé mon bras autour de son épaule et lui ai dit : « Jim, un jour les gens diront ça à propos de toi ». Il ne me croyait pas, il me disait « Arrête de déconner ! ». Et à vrai dire, je n’en savais rien, je ne le pensais pas ! Je lui ai dit ça parce que c’était un très bon acteur, il n’avait pas à s’en faire.
Il semble que vous soyez venu en Belgique faire du repérage ?
Oui, effectivement. Il y a tellement de surréalisme ici, dans les rues, que je ne suis pas étonné que certains de mes artistes favoris comme Magritte s’en soient inspirés. J’ai prévu de tourner un film ici en janvier [Ndlr : à l’heure actuelle, Friedkin est également en négociations pour tourner le thriller I am Wrath avec Nicolas Cage, qu’il tournerait à cette même période]. C’est un scénario original d’un jeune auteur britannique, qui a écrit Harry Brown. Mes coproducteurs sont belges, l’équipe sera belge, et le casting sera international, avec peu d’acteurs américains. Je préfère le cinéma indépendant, je préfère tourner dans des endroits intéressants que sur des plateaux hollywoodiens.
Vous étiez annoncé un temps pour réaliser le film Night Train avec Ving Rhames…
[Il coupe] Non, non, arrêtez de croire ce que disent les journaux. Vous devriez savoir qu’ils ne disent pas la vérité ! [Rires] Vous savez, en quarante ans de carrière, j’ai fait une quinzaine de films. J’ai été « annoncé » sur beaucoup d’autres projets. Mais j’ai aussi dirigé une douzaine d’opéras, je viens d’en finir un, Les Contes d’Hoffman. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’est pas aussi essentiel que ça pour moi de réaliser des films. Dans ces fameuses années 70, je n’ai fait que trois films je crois. Tout le monde voit les années 70 comme un âge d’or pour Hollywood. Mais nous nous faisions virer tous les jours. Coppola a été viré du Parrain, on a voulu me virer de L’Exorciste et de French Connection. Nous leur disions d’aller se faire voir, et nous continuions à faire nos films. Mais ce n’était pas une période enchantée où nous pouvions faire ce que nous voulions. Si je n’ai pas fait plus de films que ça, c’est avant tout parce qu’ils sont synonymes d’emmerdes ! Vous devez vous battre avec des gens qui ne connaissent rien à la réalisation. Je préfère rester à la maison et lire Proust.
Dans les années 70, nous avions peu de budget mais beaucoup de gens pour nous contrôler. Vous ne pouviez pas faire durer les tournages, réparer tel ou tel plan en post-production. Vous deviez tout faire en live, comme la scène de poursuite dans French Connection. Aujourd’hui, tout cela sera fait par ordinateur, pour plus d’argent. Ce qui arrivait alors, c’est que parce que nous étions jeunes, les studios pensaient que nous savions quelque chose qu’ils ignoraient. Ils nous laissaient faire un peu, tout en nous contrôlant. C’était comme un jeu. J’ajouterais cependant que dans ces années-là, les patrons de studios savaient ce qu’ils faisaient. Ce qui était plus important que tout, c’était les personnages, les situations. Pas les jeux vidéo, les comics… Combien en sortent par semaine aujourd’hui ? Ce n’est pas ma génération, ce n’est pas quelque chose que j’aimerais faire.
À suivre la semaine prochaine, la deuxième partie de cet entretien fleuve, consacrée aux films qui ont fait la renommée de Friedkin : French Connection et L’Exorciste.