Rencontre avec Ben Wheatley

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En trois ans, le réalisateur britannique Ben Wheatley a livré trois films aussi différents que marquants : « Down Terrace », « Kill List » et « Touristes ». Entretien avec une personnalité joviale et infatigable, à l´aube d´une prolifique carrière.

Issu du bouillonnant univers de la série télé british, Ben Wheatley est sans doute LA grande révélation du cinéma anglais de ce début de décennie. Avec une maîtrise confondante et une grande économie de moyens, le jeune metteur en scène s’est lancé en 2009 dans le bain du long métrage avec Down Terrace, variation originale sur l’univers usé du film de gangsters à tendance sociale. Deux ans plus tard, il crée l’évènement avec le brutal et indéchiffrable Kill List, polar horrifique payant autant sa dette à Alan Clarke et Ken Loach qu’à toute une tradition gothique et païenne du cinéma britannique, de la Hammer à The Wicker Man (Robin Hardy – 1973). Infatigable, il signe en cette année 2012 un sketch pour l’anthologie gore The ABCs of Death (26 réalisateurs) et le présent Touristes (qu’il n’a pour une fois pas écrit),  l’histoire d’un couple composé d’une vieille fille et d’un beauf frustré, parti en road trip dans l’Angleterre profonde et qui se découvre un penchant certain pour le meurtre gratuit. Une nouvelle réussite confirmant son attrait pour la description de cellules familiales dysfonctionnelles et l’humour à froid, aux images toujours aussi étonnantes. Wheatley a déjà fini depuis le tournage de son prochain long, A Field in England, un film historique… et psychédélique, sous l’influence de la Ligue des gentlemen extraordinaires (Alan Moore et Kevin O’Neill, 1999 – ).

À Paris lors de la dernière édition de L’Étrange Festival pour y présenter Touristes, nous avons profité de sa présence pour faire le point sur ce prolifique et passionnant début de carrière.

Comment est né le projet Touristes ?

Tout a commencé par une rencontre avec Nira Park, la productrice, qui m’a présenté ce projet qui était alors porté par Steve Oram et Alice Lowe, les deux acteurs principaux, dont j’avais déjà vu le court métrage basé sur la même histoire. C’était il y a deux-trois ans, alors que Down Terrace et Kill List étaient en pré-production, mais je m’étais déjà dit à l’époque qu’il serait intéressant d’enchaîner avec quelque chose de plus léger.

Euh… léger ?

Oui, enfin, un peu plus léger quoi ! [Rires] À ce moment-là, je ne savais pas encore exactement à quoi ressemblerait Kill List. La production de Touristes est restée en attente, le temps que l’on voit comment mon précédent marcherait. Nous en avons profité pour retoucher le script avec ma femme [Amy Jump, sa co-scénariste habituelle, ndlr], afin notamment de redéfinir ces deux personnages, qui sont plus jeunes que dans la pièce et le court où Steve et Alice jouaient. Ces personnages sont intrinsèquement tous les deux méchants, mais je les vois comme deux personnes qui auraient tout simplement un hobby et chercheraient à chaque fois à être meilleurs que l’autre. C’est l’une des grandes lignes directrices de l’histoire. Je crois qu’au final, on peut voir comment les choses se recoupent d’un film à l’autre, même s’ils sont très différents.

     

  Touristes (2012)

Vos films paraissent toujours très réalistes, grâce notamment à l’interprétation des acteurs. Répétez-vous beaucoup avec eux ? Les laissez-vous improviser ?

Sur Touristes, les acteurs pouvaient improviser facilement, car ils connaissaient déjà très bien l’univers. Nous n’avons pas répété énormément, une semaine ou deux tout au plus, pendant lesquelles nous avons fait des sortes de fausses interviews, face caméra. Je laisse toujours une certaine liberté aux acteurs, cela permet d’arriver avec de nouvelles répliques qui peuvent faire mouche. Sur Kill List, nous avons pu changer des choses, faire des allers-retours entre le script et le plateau. Les gens viennent souvent dire à Michael Smiley [Un des deux acteurs principaux du film, ndrl] que Kill List est improvisé, mais ça n’est pas vrai : l’improvisation existe à la marge du film. Le but, c’est surtout que les acteurs se sentent à l’aise. Sur Touristes, par exemple, nous avons tourné 102 heures de film en un mois, ce qui est presque autant que Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979) ! Avant, cela aurait été un désastre, mais puisqu’il s’agit désormais de numérique, les comédiens peuvent prendre des risques, rester dans le moment du jeu tout en testant des choses inédites.

Touristes et Kill List sont des films qui transcendent leur genre respectif. Cette notion de genre est-elle importante pour vous, ou est-ce juste un outil qui vous permet de surprendre les spectateurs en jouant sur leurs attentes ?

Je fais avant tout les films que j’ai envie de voir. C’est la réponse classique mais c’est vrai. J’ai vu des milliers de films, dans tous les genres, et je trouverais ennuyeux de voir des films prévisibles. Je veux être curieux de savoir ce qui se passera la séquence d’après. C’est intéressant de jouer avec le genre… Mon but n’est pas d’être post-moderne, de tout déconstruire, ça serait affreusement pompeux ! Mais j’ai effectivement envie de jouer avec les conventions, de m’amuser avec ça.

Votre carrière se caractérise par sa rapidité : trois films en trois ans, le quatrième déjà tourné… C’est important pour vous d’enchaîner rapidement les tournages ?

Oui, c’est vrai que je tourne beaucoup, mais pourquoi m’arrêter ? Je n’ai rien tourné avant d’avoir 37 ans, j’ai du temps à rattraper ! J’ai enragé pendant tellement longtemps de voir les films des autres sans pouvoir en faire. C’est important pour moi de planifier les choses à l’avance, de ne pas attendre deux ou trois ans pour tourner. Il y aura peut-être un décalage avec mon projet de film de monstres, Freak Shift, car il est plus coûteux. Mais en attendant, nous continuerons tout de même à écrire, pour multiplier nos chances en quelque sorte.
Le fait que vos films soient à petit budget doit aussi aider…

Oui, en gardant des petits budgets, c’est plus simple à tourner, car ça l’est aussi à produire. Et ça permet aussi de garder de l’énergie, car au bout d’un moment, quand vous passez votre vie sur un plateau, ça devient ingérable. Je veux dire, je ne sais pas comment ils font sur Le Hobbit (Peter Jackson, 2012) pour tourner pendant plus d’un an, ça doit être horrible ! [Rires] J’ai été malade une fois lors d’un tournage, et je ne pouvais pas me mettre en arrêt car j’étais la seule personne à ne pas pouvoir le faire. Donc j’ai été tourner sous médicaments, à gérer comme je le pouvais… Affreux ! Mais bon, ça reste mieux que d’avoir un vrai job exténuant, comme d’avoir à descendre dans une mine tous les jours.

Le public vous pose-t-il encore des questions sur la signification de la fin de Kill List ?

Pas tant que ça en fait, l’émotion est un peu retombée depuis un an, si je puis dire. Mais elle réapparaît au fur et à mesure des sorties dans le monde. Ce qui était le plus problématique avec cette fin, c’était qu’elle dérangeait surtout le public mainstream, celui qui était obligé de venir voir Kill List parce que les séances pour La Planète des singes (Rupert Wyatt, 2011) étaient complètes ! [Rires] Malgré cela, il est primordial de ne pas revoir son ambition à la baisse pour plaire au plus grand nombre. En ce qui concerne Kill List, je pense que la question la plus posée reste de savoir quel est ce fameux incident à Kiev dont les héros parlent tout le temps. C’était un gros débat entre les acteurs : que s’est-il passé à Kiev ? [Rires] Moi je le sais. Mais je ne vous le dirai pas !


Kill List (2011)

Parlez-nous un peu du sketch que vous avez tourné pour l’anthologie ABCs of Death.

Tim Lee, qui est le producteur du film, m’a chargé de m’occuper de la lettre « U » [le film se compose de 26 sketches correspondant chacun à une des lettres de l’alphabet, ndlr]. Nous avions un budget ridicule pour le faire, nous ne pouvions payer personne, mais cela nous a donné la chance de pouvoir retravailler avec l’équipe de Kill List, notamment les comédiens, et ce fut  vraiment un plaisir. J’ai d’ailleurs hâte de voir le résultat final !
On retrouve effectivement au générique l’un de vos acteurs fétiches, Michael Smiley, avec qui vous avez déjà tourné trois fois et qui est au générique de votre prochain film.

Oui, j’aime garder les mêmes acteurs quand les rôles le permettent. Michael est effectivement de retour pour A Field in England, mais je continue chaque jour à en découvrir de nouveaux, comme Peter Ferdinando, qui joue dans Tony (Gerard Johnson – 2009), qui m’avait soufflé et qui figure aussi au casting.

A Field in England sera votre premier film en costumes, et j’ai entendu dire que vous alliez expérimenter pas mal de choses sur le tournage, notamment au niveau de l’éclairage et des caméras. Est-ce une manière de réaliser votre propre Barry Lyndon (Stanley Kubrick, 1975) ?

Disons qu’on a voulu s’amuser à tester de nouvelles choses, en achetant par exemple des lentilles normales qu’on a trafiqué avec d’autres qui avaient un look très années 70. Nous y avons attaché des lentilles de jumelles pour enfants, nous avons pris des pièces chez un antiquaire… C’est une manière d’innover avec du vieux, parce que c’est un peu ma crainte, dans cette époque digitale où tout le monde utilise le même matériel, que les films finissent par se ressembler. Ces petits trucs permettent de donner un côté « à l’ancienne » à des images numériques. Le film sera en noir et blanc, avec des contrastes très vifs.

 

Propos recueillis par Nicolas Lemâle – Septembre 2012

À lire : la critique de Touristes.


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