Quand l’embryon part braconner et rencontre la censure !

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La censure française n’a pas fini d’étonner et de scandaliser. Voilà qu’elle interdit un film d’art et d’essai, réalisé en 1966 au Japon, en France en 2008, soit 42 ans après.

Comme quoi la censure a au moins une vertu, elle est patiente. En effet, le 6 octobre 2008, le Conseil d’État vient de confirmer l’interdiction aux moins de 18 ans de Quand l’embryon part braconner (Taiji ga mitsuryo suru toki) de Koji Wakamatsu, prononcée par Christine Albanel, ministre chargé du cinéma, le 2 octobre 2007. L’affaire est longue et complexe, rappelons les faits.

Chapitre 1. Les prémices.

Suite à l’interdiction ministérielle du 2 octobre 2007, le distributeur Zootrope Films, appuyé par la profession, conteste la décision et porte l’affaire devant le Conseil d’État ! L’enjeu est d’importance : un film interdit aux – de 18 ans voit sa carrière, tant sur le grand écran que sur le petit écran, ruinée. Le film, boudé par les cinémas et déserté par les familles, est assimilé à un vulgaire porno et privé de diffusion télévisée à des heures de grande écoute. Surtout, un cinéaste japonais reconnu se voit censuré en France. Cette affaire est à rapprocher à celle de L’empire des sens (Ai Corrida ou La corrida de l’amour) de Nagisa Oshima, film comportant des scènes très osées qui échappa en 1976 à l’interdiction totale et à l’ixification, et n’écopa que d’une simple interdiction aux – de 18 ans. Il est vrai que, pour la censure, le film n’est qu’érotique, contrairement à L’embryon qui, lui, est trop violent. Pour essayer de mieux comprendre, suivons les chronologie et presse !

1) Première étape négative : l’interdiction aux – de 18 ans est proposée.

– Le 27 septembre 2007, la Commission nationale de Classification des œuvres cinématographiques propose, par 15 voix sur 25, l’interdiction aux – de 18 ans à Quand l’embryon part braconner, film « qui enchaîne les scènes de grande violence, de torture et de sadisme et présente une image des êtres et entre les sexes fondée sur l’enfermement, l’humiliation et la domination de la femme ». Son avis étant généralement suivi par le ministre chargé du cinéma à qui il appartient de prendre la décision ultime, cette proposition équivaut à une interdiction qui condamne l’avenir du film, d’où une levée de boucliers pour tenter de convaincre le ministre compétent de ne pas prendre une sanction trop sévère : l’interdiction aux – de 18 ans peut être minorée en interdiction aux – de 16 ans avec ou sans avertissement.

– Le 28 septembre 2007, la Société des réalisateurs de films (SRF) dénonce l’avis négatif de la Commission : « Après avoir durci les interdictions pour les films de genre, voilà maintenant que l’offensive s’oriente contre les oeuvres de répertoire. Réalisé en 1966, Quand l’embryon part braconner (Taiji ga mitsuryo suru toki) est un des plus magistraux exemples du courant cinématographique japonais appelé le pink-eiga. Cette œuvre en noir et blanc, provocante et subversive, a été mise en scène par Koji Wakamatsu, auteur d’une centaine de films et connu par les cinéphiles du monde entier pour avoir été le producteur délégué et le coscénariste de L’empire des sens de Nagisa Oshima. Cette interdiction aux – de 18 ans d’un film de répertoire crée un précédent qui va peser lourd sur la diffusion en salles mais aussi en festivals des films de répertoire. Si cet avis était suivi par le ministre de la culture, d’autres films provocants qui ont jalonné l’histoire du cinéma pourraient à leur tour se voir privés d’une partie de leur public. La SRF rappelle que l’interdiction aux – de 18 ans compromet gravement la carrière du film en salles, en DVD et à la télévision. En effet, le CSA refuse d’opérer la distinction entre un film pornographique et un film interdit aux – de 18 ans, ce qui interdit l’accès du film à la télévision en clair. La SRF dénonce une véritable dérive de la Commission de classification qui cherche à relever le niveau général de la censure cinématographique en France, en remplaçant l’interdiction aux – de 16 ans par l’interdiction aux – de 18 ans. La Commission de classification ne respecte donc pas le décret de 2003, qui réserve exclusivement cette mesure aux « œuvres comportant des scènes de sexe non simulées ou de très grande violence », ce qui n’est absolument pas le cas de ce film. Eu égard à la pratique jurisprudentielle et au droit, Quand l’embryon part braconner devrait être interdit aux – de 16 ans simplement. La SRF demande donc au ministre de la Culture et de la Communication de ne pas suivre la recommandation de l’interdiction aux – de 18 ans ».

 

– Zootrope Films, le distributeur, s’indigne aussi : « Après Saw III, film de genre codifié, et Destricted, film érotique explicite réalisé par un collectif d’artistes internationaux, c’est au tour de Quand l’Embryon part braconner, film «pink» de 1966 réalisé par Koji Wakamatsu, auteur underground internationalement reconnu, de subir l’opprobe d’une Commission dont les décisions s’avèrent de plus en plus orientées. Le cinéma art-et-essai, le seul qui découvre, interroge, provoque et subvertit, devient répréhensible et n’est plus à l’abri d’une prohibition déguisée qui s’applique, de surcroît, de manière sélective selon la taille des distributeurs (quid des interdictions tempérées accordées à Hostel : Chapitre II ou Captivity ?). Cette mesure est, par conséquent, d’une gravité qui rappelle les interdictions tout aussi iniques qu’avaient pu subir à l’époque de leur sortie Orange mécanique de Stanley Kubrick ou Salo ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini. Tous les auteurs, producteurs, distributeurs, écrivains, journalistes, exploitants ou responsables de chaînes payantes ou hertziennes ayant pu voir le film lors des projections de presse, s’étonnent d’ailleurs de cette décision. La liberté d’expression des artistes est à nouveau en péril. Nous espérons que cet attendu ne sera pas suivi par le Ministère de la Culture et de La Communication, sans quoi tout un pan du cinéma risque désormais de (re)devenir invisible que ce soit en salles, en DVD ou à la télévision ».

– Le 30 septembre 2007, le Syndicat Français de la Critique de cinéma, par la voix de Jean-Jacques Bernard, son président, conteste aussi cet avis d’interdiction : « Le SFCC tient à souligner les grandes qualités plastiques et cinématographiques de cette œuvre subversive ainsi que la portée symbolique de son discours sur la violence des rapports entre les hommes et les femmes dans le contexte du Japon des années soixante. Autant d’éléments qui rendent d’autant plus choquante une restriction aux – de 18 ans qui handicaperait la diffusion de ce film, notamment à la télévision. Le SFCC demande donc au Ministre de la culture de reconsidérer l’avis de la Commission pour donner à Quand l’embryon part braconner un visa assorti d’une interdiction aux – de 16 ans, au besoin accompagné d’un avertissement sur la crudité des images pouvant heurter certaines sensibilités."

– Le 2 octobre 2008, pour Olivier Séguret de Libération, « Quels que soient leurs noms ou leur raison sociale, les commissions de censure ont toujours connu un bon moyen de mettre tout le monde d’accord, c’est de rendre tout le monde furieux. C’est encore le cas avec l’avis défavorable (et à nos yeux déraisonnable) émis par la Commission de classification des œuvres cinématographiques à l’encontre de cette curiosité du répertoire japonais, Quand l’embryon part braconner, réalisé en 1966 par Koji Wakamatsu (…). Pas un seul plan de sexe explicite n’est recensé dans le film de Wakamatsu (qui a pourtant produit et coécrit l’Empire des sens de Oshima…). C’est son traitement de la violence qui lui est reproché. A l’heure ou nous mettions sous presse, le verdict ministériel était toujours attendu…

– Le même jour, Julien Gester des Inrockuptibles ( n° 618) vante la « redécouverte d’un bijou nippon à l’érotisme cruel, symptôme d’une œuvre méconnue où s’entrelacent le cul et la révolution. Des déflagrations contestataires qui embrasèrent les sixties nippones et des plaies béantes laissées par le miracle économique d’après-guerre, on aurait trop vite fait de cantonner l’écho cinématographique aux seules œuvres des Oshima, Imamura et autres figures de la nouvelle vague. Dans les années 70, à l’exception des polars à yakusas de l’immense Kinji Fukasaku, on ne trouvait pas sur les écrans nippons films plus voyous que ceux d’une bande de cinéastes à l’esprit dissident, imprégné d’idéologie révolutionnaire, dont les hautes œuvres s’échafaudaient dans le cadre ingrat mais libérateur du roman porno – filon de films érotiques censés maintenir à flot le système déliquescent des studios nippons. De styles extrêmement dissemblables mais d’aspirations communes, tous partageaient une généalogie au sein de laquelle trône avec évidence le cinéma canaille d’un obsédé sexuel de génie, Koji Wakamatsu. A cet ancien yakusa, passé cinéaste au lendemain d’un séjour en prison au cours duquel s’affermit son aversion du pouvoir, on doit une filmographie pléthorique, entrelacée de films faits avec rien, parmi lesquels quelques chefs-d’œuvre empreints d’un érotisme sadien saisi sur pellicule avec la légèreté magnifique des grands modernes qui s’ignorent. Assisté d’une immuable équipe de proches collaborateurs, il signa en moins de dix ans quelque soixante longs métrages où l’aspiration à la révolution passe par les plaisirs de la chair meurtrie (…). Si Wakamatsu ne cessa jamais de tourner – il vient d’achever un documentaire sur l’Armée rouge japonaise –, le faîte de son œuvre réside dans sa période la plus prolifique, de ses débuts, en 1963, à l’orée des seventies. De cet apogée, Quand l’embryon part braconner est l’une des pièces les plus remarquables. Toujours au plus près des corps et de visages que l’extase dans la cruauté arrache au cadre, Wakamatsu y sonde la complexité et la lente inversion de rapports entre un homme fortuné et la victime de ses exactions sadiques, une jeune femme droguée, tenue captive et suppliciée pour son bon plaisir. D’une sidérante beauté dans le filmage de la nudité et le travail sur le son, la mise en scène puise une charge érotique insensée dans l’interdiction par la censure de filmer sexe et poils pubiens de la jeune femme. A force de gros plans exorbités qui caressent un sourcil, glissent le long d’une lèvre duvetée ou s’attardent sur une aisselle, s’élabore un sublime érotisme de l’invisible, où point aveugle et point G finissent par se trouver confondus ».

2) Seconde étape négative : l’interdiction aux – de 18 ans est prononcée.

Mais le 2 octobre 2007, Christine Albanel, ministre chargé du cinéma, nonobstant la campagne de presse en faveur du film, décide de suivre l’avis de la Commission et interdit le film aux – de 18 ans. L’affaire débute réellement.

La profession s’indigne et demande d’annulation de l’interdiction.

– « La Société des réalisateurs de films (SRF), La Société civile des Auteurs Réalisateurs Producteurs (L’ARP), Le Syndicat français de la critique de cinéma (SFCC), Le Syndicat des Producteurs Indépendants (SPI), L’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (ACID), Le Groupement national des cinémas de recherche (GNCR), Carrefour des festivals, et l’Observatoire de la liberté d’expression en matière de création de la Ligue des Droits de l’Homme contestent la décision de Madame Christine Albanel, Ministre de la culture et de la communication du 2 octobre 2007 d’assortir d’une interdiction aux – de 18 ans le visa d’exploitation du film de Koji Wakamatsu Quand l’embryon part braconner. La SRF, l’ARP, le SFCC, le SPI, l’ACID, le GNCR, Carrefour des festivals et l’Observatoire de la liberté d’expression (LDH) considèrent que la Ministre de la culture, comme la Commission de classification des films dont elle a suivi la proposition, ont fait une inexacte application du décret du 23 février 1990 (réactualisé en 2003) en allant au-delà d’une interdiction aux – de 16 ans. Selon ces organisations, l’interdiction aux mineurs de ce classique du cinéma japonais de 1966 est contraire à la jurisprudence et au sens du décret définissant l’interdiction aux – de 18 ans. Ces organisations rappellent que l’interdiction aux – de 18 ans en France constitue une mesure considérable de restriction à la liberté de diffusion des œuvres et à la liberté du public, et qu’elle ne peut en aucune manière être banalisée de la sorte, alors que le cinéma est le secteur le mieux encadré en matière de protection des mineurs. En conséquence, la SRF, l’ARP, le SFCC, le SPI, l’ACID, le GNCR, Carrefour des festivals et l’Observatoire de la liberté d’expression (LDH) annoncent qu’elles apporteront leur soutien au distributeur du film Zootrope Films dans la requête qu’il compte engager auprès du Conseil d’Etat en vue de l’annulation de l’interdiction aux – de 18 ans qui accompagne le visa d’exploitation du film Quand l’embryon part braconner."

– Surtout, Zootrope Film, le distributeur conteste la décision : « Zootrope Films s’indigne de cette décision et indique son intention d’engager un recourt devant le conseil d’Etat. Tous les auteurs, producteurs, distributeurs, écrivains, journalistes, exploitants ou responsables de chaînes payantes ou hertziennes ayant pu voir le film lors des projections de presse, s’étonnent de cette décision. Zootrope Films est soutenu dans sa démarche par La Société des réalisateurs de films (SRF), La Société civile des Auteurs Réalisateurs Producteurs (L’ARP), Le Syndicat français de la critique de cinéma (SFCC), Le Syndicat des Producteurs Indépendants (SPI), L’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (ACID), Le Groupement national des cinémas de recherche (GNCR), Carrefour des festivals et l’Observatoire de la liberté d’expression en matière de création de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH). Après Saw III, film de genre codifié, et Destricted, film érotique explicite réalisé par un collectif d’artistes internationaux, c’est au tour de Quand l’embryon part braconner, film pink de 1966 réalisé par Koji Wakamatsu, auteur underground internationalement reconnu, de subir l’opprobe d’une Commission dont les décisions s’avèrent de plus en plus orientées. Le cinéma art-et-essai, le seul qui découvre, interroge, provoque et subvertit, devient répréhensible et n’est plus à l’abri d’une prohibition déguisée qui s’applique, de surcroît, de manière sélective selon la taille des distributeurs (quid des interdictions tempérées accordées à Hostel II ou Captivity ?). Cette mesure est, par conséquent, d’une gravité qui rappelle les interdictions tout aussi iniques qu’avaient pu subir à l’époque de leur sortie Orange mécanique de Stanley Kubrick ou Salo ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini. La liberté d’expression des artistes est à nouveau en péril. Zootrope Films, estimant que tout un pan du cinéma risque désormais de (re)devenir invisible que ce soit en salles, en DVD ou à la télévision, a donc décidé d’engager une requête devant le Conseil d’Etat."

 

– L’AFP, par la voix de Rébecca Frasquet, constate l’émoi général soulevé dans la profession par cette interdiction : « Un film japonais des années 60 inédit en France, Quand l’embryon part braconner, sort mercredi assorti d’une interdiction aux – de 18 ans, ravivant les craintes des professionnels du cinéma qui s’inquiètent d’une aggravation de la censure touchant des films singuliers. Pour la deuxième fois en dix mois après le film d’horreur américain Saw III en novembre, cette mesure de restriction rarissime, qui frappe cette fois un film appartenant au patrimoine cinématographique mondial selon les professionnels, est liée à la violence des images et non à la présence de scènes de sexe explicite (…). Six organismes professionnels du cinéma et l’Observatoire de la liberté d’expression de la Ligue des droits de l’homme (LDH) se sont insurgés mardi contre "l’interdiction aux mineurs d’un classique" qu’ils jugent "contraire à la jurisprudence". Ils soutiendront le distributeur de L’Embryon, Zootrope, dans son projet de contester cette décision auprès du Conseil d’Etat, disent-ils » .

– Le 3 octobre 207, pour Isabelle Regnier du journal Le Monde, l’interdiction aux – de 18 ans gagne du terrain : « Elle s’est appliquée pour la première fois à un film d’horreur, Saw 3 ou à Destricted, un film collectif sur la pornographie. Aujourd’hui, c’est au tour de Quand l’embryon part braconner, un film de 1966 qui ne comporte ni sexe explicite, ni violence extrême. Les raisons invoquées pour cette censure par la commission sont la "violence morale" et "l’image dégradante de la femme ».

– Pour Julien Welter de L’Express, « Le film égrène les actes vicieux avec raffinement. Noir et blanc magnifique, cadre travaillé, ce petit bijou ose le sadisme sensuel : la chair est douce, les fesses rondes et la douleur palpable. Plus qu’une oeuvre érotique, Wakamatsu livre le manifeste cul d’une jeunesse étouffée, chose étonnante encore de nos jours. Par la suite, cet auteur d’extrême gauche continuera d’évoquer les problèmes de son pays en s’enfermant dans le pinku (porno soft) ».

– Pour Philippe Azoury de Libération : « Qu’est-ce que ce film japonais, vieux de 41 ans et ne contenant aucun plan de pénétration, a-t-il de si subversif pour mériter ça ? (…) C’est le paradoxe saumâtre de la commission de contrôle qui s’est mise à jouer les critiques de cinéma : à l’image, on ne voit rien de censurable, mais c’est pire (…) Dans les années 60, lors de sa projection au festival de cinéma underground de Knokke-le-Zoute (Belgique), Quand l’embryon… s’était fait huer par une moitié du public pour sa «complaisance envers la violence». De là à justifier en 2007 une interdiction au moins de 18 ans… Kôji Wakamatsu a désormais 81 printemps. S’il fait si jeune, c’est peut-être parce que la France, qui ne connaît de lui que quelques pépites virulentes (Go Go Second Time Virgin, Les Anges violés…) a du retard sur une filmographie pleine de 98 films. Il est, par ailleurs, persona non grata aux Etats-Unis, en Chine et en Russie ».

– Pour Vincent Ostria de L’Humanité, « Cet inédit cinglant de 1966 est une curiosité plus qu’un chef-d’oeuvre. Il fut réalisé en cinq jours dans l’appartement du cinéaste, ancien yakuza devenu pornographe d’extrême gauche, auteur d’une centaine de films. Ce brûlot radical et cruel vient d’être interdit aux – de dix-huit ans en France, ce qui pourrait constituer une publicité pour une relique toujours subversive (…). Une oeuvre fantasmatique sans concessions, dont l’atout majeur est la force onirique des visions mentales qui hantent le personnage ».

– Le mercredi 10 Octobre 2007, Le Canard enchaîné fait un « Renvoi de censure » :
« Lors de son visionnage, le 27 septembre, la Commission a envoyé balader ces critères, au nom d’arguments supérieurs : «C’est de la merde ! », a lancé le producteur à la retraite Norbert Saada, membre de la Commission, avant de traiter les défenseurs de l’interdiction aux – de 16 ans de «gestapistes ». Le représentant de l’Union nationale des associations familiales, Jean-Pierre Quignaux, a argué : «Les pseudos références du réalisateur à Sade ou Georges Bataille ont été mal assimilées par le réalisateur…” La Commission s’est en fait réunie ce soir-là, en l’absence de sa présidente, la conseillère d’Etat Sylvie Hubac, qui ne l’a donc pas vu sur le moment mais a néanmoins conseillé, le 2 octobre, à la ministre de sévir, avant de réclamer, seulement le lendemain, un DVD du film au distributeur… Interrogée par Le Canard avant cette affaire, la présidente Hubac se prononçait déjà pour la fermeté : « Dès l’instant où l’interdiction aux- de 18 ans existe, il faut pouvoir s’en servir… » Interdit de rire ! ».

 

Chapitre 2. La décision.

I – Le 6 octobre 2008, le Conseil d’État fait savoir, par communiqué de presse, qu’il rejette la requête dirigée contre la décision du ministre de la Culture (chargé du cinéma) d’interdire la diffusion aux moins de 18 ans du film japonais Quand l’embryon part braconner de Koji Wakamatsu.

"Le décret du 23 février 1990 relatif à la classification des œuvres cinématographiques a été modifié le 12 juillet 2001. Il ouvre ainsi la possibilité d’une interdiction de représentation d’un film aux spectateurs de – de 18 ans sans soumettre les œuvres en cause au régime spécifique institué pour les films X.

Le décret prévoit que la commission de classification peut proposer au ministre chargé de la culture une mesure d’interdiction de représentation aux mineurs de dix-huit ans pour les œuvres comportant des scènes de sexe non simulées ou de très grande violence mais qui, par la manière dont elles sont filmées et la nature du thème traité, ne justifient pas le classement X.

Ce dispositif vise à harmoniser le système de classification avec les dispositions du code pénal relatives à la protection des mineurs. Elles n’interdisent donc pas la diffusion d’un film, mais la réservent à un public de plus de 18 ans en fonction de critères tels, notamment, que la violence de certaines scènes.

Après avis de la Commission de classification, le ministre de la Culture et de la Communication avait décidé de soumettre à cette restriction la représentation du film Quand l’embryon part braconner. Par une décision du 6 octobre 2008, le Conseil d’Etat juge que le ministre de la culture et de la communication n’a pas commis d’erreur d’appréciation en interdisant la diffusion du film aux mineurs de moins de 18 ans. Il constate en effet que ce film comporte, par la représentation d’une rencontre banale entre un homme et une femme, de nombreuses scènes de torture et de sadisme d’une grande violence physique et psychologique, et présente une image des relations entre les sexes fondée sur la séquestration, l’humiliation et l’avilissement du personnage féminin, dont la mise en scène est de nature à heurter la sensibilité des mineurs".

Ce communiqué, somme tout laconique (en fait, court comme tout communiqué qui se respecte), ne nous apprend rien, ne définit rien. Il conviendra, d’une part, de lire, dès sa parution – et in extenso – l’arrêt du Conseil d’État pour en apprécier le contenu, à travers les différents considérants du juge. D’autre part, l’affaire ayant été plaidée le vendredi 5 septembre 2008 et ayant eu l’infime honneur d’être exposée par le Commissaire du gouvernement, il serait fort intéressant que son intervention soit aussi publiée. Mais, d’emblée, on ne peut être que sidéré d’une telle décision : 1) Koji Wakamatsu est un auteur confirmé, connu par les cinéphiles pour être le spécialiste le plus prolifique du ping-eiga, film érotique mêlant sexe et violence, et pour avoir été le producteur exécutif de L’empire des sens – film qui avait, d’ailleurs, échappé de peu à l’interdiction aux moins de 18 ans, nonobstant les scènes de sexe crues, pour sa recherche esthétique – et de L’empire de la passion de Nagisa Oshima (1975 et 1978). 2) Surtout, d’autres films, plus violents physiquement ou/et moralement, n’ont pas été frappés d’un tel interdit discriminatoire. Il est vrai, pour leur défense, que leur visa – plus clément  avec une simple interdiction aux moins de 16 ans – n’a pas été contesté et, donc, non porté devant la Haute cour. 3) "Justement", Quand l’embryon part braconner n’a pas eu la chance, comme le film Martyrs de Pascal Laugier de repasser en Commission de classification et d’être déclassé en moins de 16 ans avec (ou sans) avertissement. On peut penser que la nationalité, l’âge du film, l’érotisme violent ou la violence érotique, bref le ping-eiga, en fait toute une civilisation – et toute une culture aussi cinématographique –  ont été trois facteurs déterminants pour certains membres de la Commission…

II – Le 7 octobre 2008, la Société des Réalisateurs de Films (SRF), par communiqué de presse, en réaction à la décision négative du Conseil d’État,

"regrette que le Conseil d’Etat approuve une décision de censure concernant une oeuvre d’art, en rejetant le 6 octobre 2008 la demande d’annulation de l’interdiction aux mineurs du film classique japonais Quand l’Embryon part Braconner de Koji Wakamatsu.

La SRF indique qu’il s’agit bien ici de censure car l’interdiction aux moins de 18 ans revient à empêcher un film d’être vu par les spectateurs majeurs puisque la plupart des circuits d’exploitation refusent de le programmer. A la télévision, un film « moins de 18 ans » est interdit sur les chaînes en clair, y compris sur Arte. Il ne peut être diffusé que dans la case prévue pour les films pornographiques des chaînes cryptées. Instaurée en 2001 afin de permettre l’exploitation en salle d’oeuvres comprenant des scènes de sexe explicite, l’interdiction aux mineurs s’est progressivement banalisée pour venir marginaliser des films de genre (SAW III) ou de répertoire.

La SRF précise qu’aucune scène de sexe explicite n’est recensée dans le film Quand l’embryon part braconner, une oeuvre enracinée dans son époque (1966) et dont la violence reste symbolique.

La SRF rappelle qu’elle a demandé avec l’ARP (société des Auteurs-Réalisateurs Producteurs), le BLOC (Bureau de Liaison des Organisations du Cinéma) et le SFCC (Syndicat Français de la Critique de Cinéma), sans avoir reçu de réponse à ce jour, l’organisation d’une concertation sur les conditions d’interdiction des films aux moins de 18 ans dont les conséquences économiques aboutissent dans les faits à une réelle censure"

Plus que jamais, l’Affaire de Quand l’embryon part braconner est toujours à suivre et à commenter !
Des chapitre III, l’analyse de la jurisprudence, et et IV, les études esthétique du film et historiques de l’érotisme japonais, devraient suivre …

1) Le texte du Conseil d’État

Nous invitons à lire l’arrêt dans son intégralité sur le site du Conseil d’état.

Sur la seule demande d’annulation de la décision ministérielle :

" Considérant (…) qu’il résulte de l’instruction que le film Quand l’embryon part braconner comporte, par la représentation d’une rencontre banale entre un homme et une femme, de nombreuses scènes de torture et de sadisme d’une grande violence physique et psychologique, et présente une image des relations entre les sexes fondée sur la séquestration, l’humiliation et l’avilissement du personnage féminin, dont la mise en scène est de nature à heurter la sensibilité des mineurs ; qu’ainsi, le ministre de la culture et de la communication n’a pas commis d’erreur d’appréciation en interdisant la diffusion du film en cause aux mineurs de moins de 18 ans ;
Considérant, enfin, qu’aux termes de l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » ;
que les dispositions précitées du décret du 23 février 1990, qui visent à harmoniser les dispositions de l’article 227-24 du code pénal relatives à la protection des mineurs et les règles de délivrance des visas à des œuvres cinématographiques, n’ont ni pour objet, ni pour effet d’interdire la diffusion des films, mais visent à la restreindre à l’égard des mineurs en fonction de critères tirés notamment de la très grande violence de certaines scènes ;
que l’interdiction de diffuser le film Quand l’embryon part braconner aux mineurs de moins de 18 ans, sur le fondement des critères objectifs et prévisibles définis par l’article 3-1 du décret du 23 février 1990, répond, eu égard aux garanties accompagnant sa mise en œuvre, au but légitime et nécessaire dans une société démocratique, au sens des stipulations de l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, de protection des mineurs et ne constitue pas une ingérence proscrite par cet article ;
que par suite, le moyen tiré de ce que la décision attaquée porterait une atteinte excessive à la liberté d’expression telle que garantie par l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales doit être écarté (…).

Décide : (….) la requête de la Société Cinéditions est rejetée".

 Liste des 1088 pétitionnaires ayant signé pour la défense de L’embryon… :
http://www.zootropefilms.com/quand-l-embryon-part-braconner/Petition-embryon/petition/petition-close.asp

 

Entretien avec Gilles Boulenger, le distributeur français de Quand l’embryon part braconner censuré (par une interdiction aux moins de 18 ans)

Gilles Boulenger est le distributeur français – Zootrope Films – de Quand l’embryon part braconner. Cinéphile averti, il est l’auteur des Petit livre de Oliver Stone (Le Cinéphage, 1997) et Petit livre de William Friedkin (Le Cinéphage, 1997) mais aussi le traducteur de Tim Burton par Tim Burton de Mark Salisbury (Le Cinéphage, 2000). Son double parcours intellectuel, personnel et professionnel, voué au 7e Art, explique donc – tout en attestant sa bonne foi – le choix artistique de Quand l’embryon part braconner, film japonais appartenant au patrimoine culturel japonais, notamment au genre Pink eiga, mélangeant érotisme et violence, et que rien ne semblait destiner à l’interdiction aux mineurs de 18 ans !

Question (AM.) et Réponses (GB.)

AM. J’aimerais, si vous me le permettez, avoir votre opinion sur l’interdiction aux moins de 18 ans de Quand l’embryon part braconner. Quel est l’état d’esprit de Zootrope Films ?

GB. L’interdiction aux moins de 18 ans prononcée à l’époque avait eu pour conséquence de saccager la diffusion du film en rendant son exploitation quasi impossible en salles, les exploitants ne souhaitant pas diffuser un film "ixé" pour ne pas avoir à se justifier vis-à-vis de leur public. Sa confirmation par le Conseil d’Etat rend sa diffusion encore plus difficile, voire impossible, sur tous les media télévisés. Cette atteinte notoire à la liberté d’expression ne fait que renforcer notre détermination à poursuivre notre lutte contre cette décision inique. Il devient capital de faire invalider cette décision confirmée par le Conseil d’Etat, mais cette fois-ci au niveau européen, car elle justifie l’emploi du moins de 18 ans pour des films n’appartenant pas au champ d’application du décret, comme c’est le cas de L’embryon. Le plus grave est que le Conseil d’Etat, statuant en dernier recours et n’ayant aucune instance supérieure en mesure de le déjuger sur le fond, n’a retenu aucun des arguments que nous lui avions soumis, en particulier les arguments juridiques incontestables que nous avions opposés. Et, de surcroît, à publier sa décision sur son site, sans nous en avoir aviser préalablement. Il s’agit pour nous d’une décision clairement politique. Elle se doit d’être combattue. D’autant plus que la profession sait que certaines des recommandations de la Commission de classification ont été, par le passé, invalidées par le Ministère. Mais il est vrai que les distributeurs concernés ont, de notoriété publique, plus d’entregent que nous n’aurons jamais au sein des cercles du pouvoir.

AM. Que comptez-vous faire ?

GB. Si nos moyens financiers nous le permettent, si nous continuons à avoir le soutien indéfectible de certaines organisations syndicales et si notre conseil juridique juge que notre dossier a des chances de recevoir un écho favorable au niveau européen, nous déposerons un recours soit devant la Cour européenne des Droits de L’Homme soit devant la Cour européenne de Justice.

AM. Que devient L’embryon ?

GB. Il continue, mais de manière très sporadique, à être diffusé par des salles combatives et des exploitants ayant encore une conscience et politique et artistique.

AM. Qu’en pense le réalisateur ? Les Japonais ?

GB. La décision initiale a bien évidemment étonné son réalisateur d’autant plus que le film a été réalisé il y a quarante ans. Mais Wakamatsu ayant toujours été un franc-tireur, sa surprise a été de courte durée.
Quant à la Guilde des réalisateurs japonais, s’ils nous ont soutenu dans cette affaire, ils n’ont aucun moyen de pression sur les instances françaises ni même sur l’équivalent du ministère de la Culture française au Japon. Rappelons ici que le Japon est, de surcroît, dirigé par un gouvernement dont les préoccupations en matière culturelle n’ont rien d’équivalent à celles de la France.

AM. Que pense-t-il de la censure française ?

GB. Les réalisateurs japonais, comme d’autres réalisateurs étrangers, ont toujours considéré que la France était le pays où la censure était la moins virulente (en particulier sur tout ce qui touche à la représentation de la sexualité). Un axiome qui se retrouve mis à mal à l’heure actuelle. En
particulier pour les films étrangers (un comble!). Faute en incombe aux productions françaises, castrées par les diffuseurs, incapables d’être subversives et dont les auteurs s’auto-censurent.

AM. Où le film va-t-il être diffusé ?

GB. Pour l’instant, il ne peut être diffusé qu’en salles et en DVD. Son interdiction aux moins de 18 ans l’assimilant à un film pornographique, il ne peut pas être diffusé en télévision avant minuit. De surcroît, il ne peut être diffusé qu’en lieu et place d’un film 100% X. Pas besoin d’expliquer ici que l’audience potentielle de L’embryon est largement inférieure à celle de films dont les actes sont, eux, explicitement sexuels, voire d’une extrême violence à l’égard des femmes (si l’on venait à se placer du point de vue de la Commission de classification (des films) qui a statué sur L’embryon).

AM. Peut-il passer en Art et Essai ?

GB. Le film est art et essai.

(AM. Un film interdit aux moins de 18 ans classé Art et Essai ?)

AM. Va-t-il être "DVDisé" ?

GB. Il est en effet prévu que le film sorte en DVD accompagné d’un autre film de Wakamatsu, à savoir "Les Anges violés". Soit nous l’éditerons nous-mêmes, soit nous confierons l’édition de ce DVD à un éditeur indépendant.

AM. La politique de Zootrope Films va-t-elle changer pour le cinéma japonais ?

GB. Aucunement. La sortie de Fleur secrète l’a prouvé. Et la sortie prochaine en DVD de trois coffrets consacrés aux "roman-porno" made in Nikkatsu va le confirmer. A nous de trouver une économie qui nous permette de continuer à diffuser un certain cinéma japonais. Contre l’avis, s’il doit en être ainsi, de certains individus jouant aux moralisateurs et/ou d’associations défendant, soi-disant, les intérêts de notre jeunesse.

AM. Pourquoi la presse reste-t-elle muette sur le sort de votre film ?

GB. La presse s’est exprimée longuement sur ce sujet lors de la sortie du film. N’ayant pas encore décidé quelle suite nous donnerons à la décision du Conseil d’Etat (même si des pistes existent, cf. ma réponse plus haut), nous n’avons pas souhaité, pour l’instant, communiquer autour de cette décision.

AM. Une dernière question, la pétition lancée pour le film a-t-elle été ajoutée aux éléments de défense de votre avocat ?

GB. Nous avons, en effet, fait mention de la pétition au Conseil d’Etat tout en sachant que nous lui demandions de statuer sur le contenu du décret avant tout.

 


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