La grande récréation
Poulet aux prunes, raconte les huit derniers jours de Nasser Ali Kahn, brillant musicien (de târ dans la BD, ici remplacé par un violon, dommage…), qui ne peut plus jouer de son instrument depuis que sa femme l’a cassé et que s’est évanoui l’amour de jeunesse qui le faisait vibrer. Il décide donc de mourir. L’aspect chronologique de l’histoire – et forcément répétitif, Nasser Ali se lève ou pas, puis se couche, jusqu’au fameux dernier jour – a plutôt bien été négocié par les deux réalisateurs. Chaque épisode, chaque situation passée, revécue par Nasser Ali, chaque bond dans le temps qui permet de voir le futur, a eu son traitement particulier. Totalement décomplexés par rapport au médium, Satrapi et Paronnaud ont exploré toutes les possibilités qu’offre le cinéma : on passe du dessin animé à la parodie de sitcom américain (hilarante), du cartoon (les différentes versions des morts envisagées par Nasser Ali) au surréalisme (scène avec Edouard Baer en Azraël), avec des pointes felliniennes (passage où Mathieu se love entre les seins géants de Sophia Lauren, évoquant le sketch de La Tentation de Saint-Antoine et les roploplos aguicheurs d’Anita Ekberg dans Bocacce 70), jusqu’à l’expressionnisme allemand lors de la remémoration d’une scène d’enfance où Nasser Ali, alors écolier, est la risée de toute sa classe.
Le film dégage une poésie indéniable, par les éléments volatils qui envahissent les images (flocons de neige, pétales, fumées) faisant souvent le lien entre les séquences. La fumée a un rôle particulièrement important dans le film comme dans la BD. Par un beau raccord formel, Satrapi et Paronnaud jouent de l’analogie visuelle entre fumée et voile de mousseline ou de la confusion entre fumée de cigarette et âme, la mère de Nasser Ali ayant cette belle phrase lorsqu’elle parle des cigarettes : « c’est la nourriture de l’âme ».
C’est la variété des registres qui fait la force de Poulet aux prunes. Et le plaisir de Satrapi et Paronnaud à les imaginer est lisible. Lisible également le plaisir de filmer ces acteurs-là. Le casting est presque parfait : Mathieu Amalric incarne assez bien un Nasser Ali tourmenté (bien que soit agaçante à la longue son expression de stupéfaction, les yeux écarquillés), Maria de Medeiros est touchante en épouse aussi aimante que repoussante, et Irâne, l’amour impossible de Nasser Ali, jouée par Golshifteh Farahani est lumineuse de douceur et de beauté. Les personnages secondaires, Eric Caravaca et Isabella Rosselini entre autres, sont à la hauteur du trio principal (Jamel Debbouze déçoit légèrement dans un registre où on l’attendait un peu trop). On décerne une mention spéciale à Chiara Mastroiani en divine femme noire et cynique, et à Edouard Baer en ange du mal, dans deux scènes mémorables.
Avec Poulet aux prunes, Satrapi et Paronnaud nous offrent un conte pour adultes avec ses codes : un narrateur en voix off (Edouard Baer) et des décors factices assumant leur statut de décors. Parfois le manque de subtilité de ce conte fait pencher le film vers la guimauve ou le kitsch (ce dans quoi ne tombe jamais la bande-dessinée). La musique très orchestrée – la plupart du temps lourdingue – tente malheureusement de nous tirer des larmes, alors que l’histoire elle-même suffit à faire émerger les émotions. La scène d’amour sur fond rougeoyant façon Autant en emporte le vent et les pétales de fleurs en forme de coeur qui tombent du ciel, sombre dans un mélo rédhibitoire. Mais malgré ses quelques défauts, Poulet aux prunes, sans vraiment enthousiasmer, offre un moment amusant et tendre, au détour de trouvailles formelles qui n’ont été pensées que pour notre plus grand plaisir.