Poesía sin fin

Article écrit par

Absurde créateur.

« Niant Dieu, j’ai appris à valoriser la vie. »

Écrit à la mémoire de son père, brutal et conservateur, le poème qui conclut Poesía sin fin peut se lire comme un art poétique du cinéma et de la conception de l’existence selon Alejandro Jodorowsky. Après le tumultueux La Danza de la Realidad (2013), où le cinéaste chilien racontait son enfance dans la petite ville de Tocopilla, Jodorowsky, porté par l’élan du récent documentaire consacré à son fantastique projet d’adaptation de Dune (1965) de Frank Herbert, Jodorowsky’s Dune (Frank Pavich, 2016), retourne aux sources de sa création. Dans le quartier ouvrier de Matucana, dans le Chili des années 1940 et 1950 qui hésite entre révolution (le clan des artistes) et fascisme (la masse anonyme qui soutient Ibañez), le jeune homme abandonne la vie de petit négociant que lui inflige son père pour choisir la révolte poétique.

Film de la révolte, Poesía sin fin multiplie les situations paradoxales, à la limite de l’absurde, qui mettent en crise une conception apaisée de l’art. Les premières rencontres du jeune Alejandro avec des artistes du spectacle vivant sont impressionnantes : entre un ultra-ténor qui chante sur une balançoire, un ultra-pianiste qui joue avec un marteau et un ultra-peintre qui se barbouille le corps de peintures vives, on pourrait crier au scandale devant ces artistes qui semblent se moquer des spectateurs. Et pourtant, la présence du vieux Jodorowsky, qui intervient en personne dans le film afin d’épauler son derniers fils, Adan, qui le joue entrant dans l’âge adulte, tente de débroussailler un sens dans une forêt de signes absurdes et contradictoires. « Vis, vis ! », « Ne le quitte pas comme cela », « Embrasse-le » : autant d’injonctions que le vieil artiste s’ordonne à lui-même, et ordonne à son fils, pour conjurer un passé qui apparaît à la fois idéal et brutal. De Poesía sin fin, on pourrait dire qu’il s’agit d’une autobiographie fantastique, dans la mesure où les fantasmes, les désirs secrets, les interventions a posteriori pour rediriger le destin, apparaissent à l’écran sur un pied d’égalité avec des faits réels. Inexprimés dans la vie historique, tous ces éléments trouvent un débouché, une sublimation freudienne, dans la vie fantasmatique du cinéma.

 

 

Mais cette irruption du rêve, du mensonge, de la fausseté, ne coupe pas radicalement le film de la réalité historique qu’il tente de saisir. Au contraire, la multiplication des artifices cinématographiques, que ce soient des surimpressions, des couleurs éclatantes ou la mère qui ne s’exprime qu’en chantant, fait jaillir des sensations invisibles, inouïes, des couches d’une réalité qu’on ne fait souvent que traverser. Le film revendique cette artificialité même comme essence de son caractère artistique : lorsque, au début, le vieux Jodorowsky présente l’état actuel du quartier de Matucana et le compare au quartier de son enfance, des panneaux de toile peinte, poussés par des figurants masqués en noir, recouvrent les rues du présent. Artifices par excellence, dans la lignée de Le Cabinet du Docteur Caligari (Robert Wiene, 1919), les toiles peintes et autres faux décors qui jalonnent le film rappellent constamment le caractère (re)construit de la mémoire humaine. Fontaine de jouvence cinématographique, l’artifice vient puiser dans le réel pour en arracher des sensations nouvelles. Les couleurs vives du carnaval ou du corps de la poétesse Stella Díaz, tonitruante « étoile du jour » qui recouvre son corps de peinture bariolée, expriment avec vigueur la quête du jeune Alejandro de célébrer dans la vie même, dans une immanence débarrassée d’un quelconque dieu, les plaisirs et les joies de l’existence.

À tout ce panache festif, placé du côté des artistes, s’oppose la fausseté du paraître social. Le cinéma de Jodorowsky pourrait se comprendre comme cinéma artificiel, au sens où il expose et révèle les artifices. Certains cherchent à exprimer l’être véritable ; autant de bâtons d’Horeb que manient tous les artistes. D’autres, les plus nombreux, emprisonnent l’être sous la prison du paraître. L’éloge de la vie d’artiste prend dans le Chili d’Ibañez un caractère pleinement politique. La « poéthique » du masque parcourt Poesía sin fin. Si Stella Díaz se réapproprie son corps et son visage par l’usage abondant de peinture, la foule anonyme des figurants se masque, au sens propre, le visage. L’attroupement de masques blancs après qu’un vol a été sévèrement puni, pendant que deux pantins nazis déclament une propagande belliciste, a de quoi glacer dès le début du film. Le ton est donné : à la masse homogène, inconsciente et qui suit aveuglément un leader, doit répondre une minorité artistique, où la diversité n’a d’égale que la singularité. Dans une mission presque messianique, les arts doivent par la fête éveiller les consciences et favoriser la formation d’un peuple véritable et indépendant.

Titre original : Poesía sin fin

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Durée : 128 mn


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