Errance
Comme souvent chez Wenders, Paris, Texas est marqué par l’errance de ses personnages. Errance tant physique que psychologique. Le réalisateur avoue avoir pensé à L’Odyssée, l’épopée homérique, en préparant son film. On retrouve en effet un écho du héros perdu et dérivant qui ne parvient à retourner chez lui. Mutique, ce nouvel Ulysse ne peut – ou ne sait – comment retrouver sa route. Son foyer a disparu ou n’existe pas. Sa seule possession est un terrain nu à Paris, dans le Texas. Paris sera d’ailleurs son premier mot. L’unique lieu qu’il envisage comme destination est celui de sa prétendue naissance. Une terre vierge pour une mémoire effacée. Travis saisira la première occasion pour faire dévier le trajet avec son frère vers Paris. C’est par la traversée du territoire que Travis revient peu à peu à la vie. Ici du Texas à Los Angeles, comme avant les errements autour de la frontière des deux Allemagnes dans Au Fil du temps (1976), la quête, le but ne se fait jour qu’à l’issue de cette pérégrination. La réappropriation de la vie se fait par le mouvement et la progression physique sur le territoire. Ce trajet prend du temps et on ne peut pas tricher avec lui. On ne peut ni s’en dispenser ni l’abréger. Travis refuse ainsi catégoriquement de prendre l’avion. Il reste solidement ancré sur le sol pour reculer la confrontation avec le réel (un fils dont il a manqué la moitié de la vie). Avaler les kilomètres et s’imprégner de l’asphalte pour remettre les pieds sur terre. On se souvient de Philipp Winter, le personnage d’Alice dans les villes, que Wenders réalisa en 1974, qui parcourait les Etats-Unis de la Caroline du Sud au New Jersey, incapable de rédiger son article sur l’Amérique, mais prenant des centaines de polaroïds, avant d’achever son périple sur les routes allemandes avec une petite fille qu’il devait confier à sa grand-mère.
Mais Paris, Texas est aussi le film d’un Européen qui découvre les Etats-Unis. D’origine allemande, Wenders est fasciné depuis l’enfance par les USA. Après une déception quant à la découverte d’un réel non conforme à son fantasme dans ses premiers films, Paris, Texas marque sa réconciliation et son acceptation du pays et l’impossibilité de l’adaptation du mythe à la réalité. Si Alice dans les villes montrait un personnage écrasé par le décor américain, Travis, lui, est certes perdu dans ce décor, mais ne lui est pas étranger. Il a lui-même intégré une certaine déception sur le rêve américain. C’est la découverte d’une Amérique qui n’est pas nécessairement celle du cinéma hollywoodien. Ce ne sont pas des boules de verdure flétrie qui roulent au vent dans les plaines, mais des feuilles de journaux la nuit dans les villes. L’écart est irréconciliable, mais désormais accepté. La suite est affaire de réajustements permanents entre référent imaginaire (cinématographique) et réalité tangible.
La traversée du territoire montre une Amérique parcourue de loin en loin par des signes. Signes qui, par ailleurs, existaient déjà dans sa représentation cinématographique, mais qui perdent dès lors de leur pouvoir de fantasme. Skylines, déserts, motels, néons, panneaux publicitaires… peuplent le paysage et investissent les plans. L’adéquation entre l’image et sa réalité est encore difficile. Longtemps, Travis reste dans l’observation. A de nombreuses reprises, on le voit scruter le ciel traversé d’avions (depuis une terrasse, la passerelle d’un panneau publicitaire…), le dévisager presque comme s’il cherchait à l’identifier ou à le reconnaître. Cela participe de la nécessité de se réapproprier un territoire pour raviver son identité latente. Lana, la jeune femme de Land of Plenty incarnée par Michelle Williams en 2004, aura une attitude similaire. Revenant de voyages humanitaires et à la recherche de son oncle, sa rencontre avec un vétéran de la guerre du Vietnam passant ses journées dans une camionnette surveillant les immigrés sera pour elle l’occasion de redécouvrir et reconnaître un territoire longtemps déserté qui n’apparaît plus comme la terre d’abondance évoquée dans le titre du film.
L’Amérique observée dans Paris, Texas apparaît essentiellement en deux couleurs. Ce n’est plus le noir et blanc du cinéma classique, mais le bleu et le rouge. Bleu du ciel, des voitures de location, des panneaux de publicité… Travis est dans un premier temps cerné par le bleu. Puis vient ensuite le rouge. Comme la casquette que porte le personnage au début du film, le rouge est un signe. Lumière de Houston, voiture de la mère, robe en mohair rose qui devient rouge sous l’éclairage du peep show, vêtements du père et du fils à la fin du film… Le rouge est un accord scellé : la mère retrouvée et l’enfant transmis. Néanmoins, il serait faux de pousser trop avant cette symbolique des couleurs dans le film. Elles sont avant tout observées dans le paysage et le décor américain et, hormis pour les vêtements, ne sont que rarement des apports artificiels de Wenders.
Incarnation
Les errances et l’attitude extrême de Travis peuvent l’apparenter à un fantôme. Hagard, il traîne ses chaînes dans le désert ou le long des voies ferrées. Hormis la mobilité, il semble au début du film avoir abandonné la plupart des fonctions vitales de l’être vivant : se nourrir, dormir, et parler bien sûr. Le contraste est frappant dans la confrontation entre les deux frères. L’un est du côté des vivants et l’autre proche de la mort. Entendre Travis prononcer son premier mot et le voir enfin manger sera une véritable respiration. Mais il est encore trop tôt pour lui pour dormir. Ne marchant plus, jusqu’à l’épuisement, il aura besoin d’une activité abrutissante : il cirera toutes les chaussures de la cellule familiale. Remettre les pieds sur terre. Le spectre va peu à peu reprendre consistance et trouver les raisons d’une incarnation. Le film marque un double retour à la réalité : d’un ersatz d’homme à un père et d’une fausse famille à une vraie. Si le couple que forment Walt et Anne peut sembler figurer une famille idéale, il ne faut pas oublier qu’ils ne sont que des substituts de parents pour Hunter. Ils sont une véritable famille de cinéma et n’incarnent qu’une image de bonheur, un bonheur de publicité (il n’est d’ailleurs pas innocent que la publicité soit leur domaine professionnel) trop parfait pour être réel, à l’image de leur maison sur les hauteurs de Los Angeles. Le retour de Travis vient briser cette image d’Epinal pour mener à une réalité moins fantasmatique, mais vraie : le foyer n’est plus, détruit par le drame et la famille est irréconciliable.
Constante chez Wenders, la recherche de l’incarnation implique nécessairement la perte d’une partie de soi. Trouver, ou retrouver, le corps et l’identité, c’est accepter d’abandonner une part de sa vie, liant inexorablement celle-ci à la mort. Wim Wenders est un cinéaste du présent et de la résolution. Perdus dans une intemporalité vaine et confrontés à des choix non négociables, ses personnages doivent accepter de se confronter à l’instant et à sa fugacité. Disparaître pour laisser vivre ou accepter de mourir pour vivre. C’est ce qui arrivera quelques années plus tard à Damiel, l’ange des Ailes du désir (1987), qui pour pouvoir aimer choisira de perdre ses ailes et son immortalité.