Old Joy

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Old Joy ou savoir trouver sa place.

 

Old Joy combat l’espace. De tous cotés, on le fuit, on l’envahit, le modèle et le malaxe, sans jamais s’en absoudre; il est humain ou tout du moins vivant, et donne sens aux existences confuses de Kurt et Mark, mais il est aussi le fil conducteur, le chemin qu’empreinte le récit pour prendre corps. On pourrait presque arguer que le scénario est organique, ou tout du moins matérialiste. En cela, Reichardt récite la conquête, celles d’une terre et d’un corps, se sert de l’idéologie du western pour en inverser les principes, le pendre pieds par dessus tête, lui donner encore et donner à l’espace le corps qu’il doit happer. Et, peut-être est-ce en cela l’un des plus joyeux western jamais tournés ? 

C’est une fuite informelle, presque démentie que Mark s’accorde le temps d’un week-end, aux cotés d’une vieille connaissance, et peut-être peuvent-ils encore s’appeler amis, qui le guide aveuglément à travers l’Oregon. Sans jamais vider le sol ou le pays de son mystère, Kurt insiste sur l’absurdité de regarder un plan, de prendre information sur le sens de sa marche, et Mark, obstiné par le besoin de plaire à son absolue déraison, place sa confiance entre ses mains. 

Ils bivouaquent donc le long de routes accidentellement prises, qui laissent tout au hasard de leur présence, jusqu’à ce qu’un point de chute ne soit décidé, pourrions-nous dire esquissé, au milieu du film, par Kurt : les sources chaudes. Il est intéressant de remarquer comment Kelly Reichardt ménage le suspens, à se demander si on peut réellement appeler ce temps d’attente ainsi, et crée en conséquence un espace de narration dans lequel la perte ou la déterritorialisation est le seul unificateur des deux hommes. Et quoi de mieux pour magnifier leur présence l’un à l’autre que de les jeter en pâture au pays qui les a construits, à la terre qu’ils ne cessent de traverser et qui demeure le reflet, l’empreinte de leur joie passée. 

Retrouver le nord

La situation sociale et maritale que quitte Mark le temps d’un week-end, plane sourdement au dessus de sa relation avec Kurt et amène les deux hommes à s’opposer dans leur appréhension de la société, du temps, et de leur pays, au point de ne plus savoir comment se parler, ou plus exactement comment s’en parler. De longs silences laissent le loisir aux regards de scruter les visages, d’essayer d’en comprendre l’émotion ou le pathétique. Et, Reichardt insiste sur leur divergence en calibrant ses personnages selon deux dynamiques filmiques opposées et pourtant complémentaires que sont l’espace et le temps. 

Kurt, vagabond malade de la vie citadine, erre au gré du paysage. Il avance selon une nécessité que seul l’espace dicte. À l’inverse, Mark compte les heures qui le séparent de sa femme, vit sous le joug du temps, sans réussir à en comprendre le mystère, ni à en saisir la beauté. 

Dès lors, aucune discussion n’est possible, la brèche que créent ces destinées contradictoires dissout toutes les tentatives d’unification, fortifiant pendant la première moitié du film l’imperméabilité qu’ils s’imposent involontairement et pourtant activement l’un à l’autre.  

Mais, bientôt vint la scène des sources chaudes, le dépouillement des vêtements, le silence voulu, décidé et suivi, l’acclimatation à la phénoménologie naturelle. Mark et Kurt s’accordent pour la première fois un moment de répit, ou espace et temps se rencontrent, ou le corps s’installe, et ou les minutes défilent, sans qu’ils puissent en chercher l’erreur de leur cadence. 

Avec ce film, Reichardt montre que la présence à soi et au monde, qu’elle soit sociale, politique ou environnementale, se doit d’être liée à l’expérience que l’on a de la terre. 

Au tout début du film, lorsque Mark écoute la radio dans sa voiture qui passe en continu des débats politiques inquiétants, il n’entend qu’un tissu d’abstractions, dont il semble du reste se satisfaire. Mais, la connaissance de la terre américaine et par incidence de son histoire et de sa joie, ne se fait et ne peut se faire que dans l’expérience individuelle, concrète de ce que c’est d’être au monde, éveillé, en son sein. 

 

Visage, village

La conquête que Reichardt met en scène dans Old Joy est double, c’est autant celle du  paysage que celle de soi. À un certain point, l’échelle s’inverse, le pays transcende, dépouille, joue avec le corps ou du corps comme d’un instrument étrange. Chaque inscription d’un phénomène dans le champ sonore ou visuel rebondit comme cent fois perçu par les consciences de nouveau actives après le passage aux sources chaudes de Kurt et Mark.

Lorsqu’au début du film, Mark médite dans son jardin, un oiseau semble venir troubler sa concentration, mais l’entend-il vraiment ? 

Il est filmé comme un élément parallèle, presque imaginaire, qui n’entre jamais réellement en contact avec la présence de l’homme. Reichardt se sert du plan, des plans pour segmenter le paysage, l’opposer au visage, miroir de la conscience, et reflète ainsi ses éléments selon une logique distancielle absentéiste. Elle capture un monde en somme, qui pourrait tout aussi bien se trouver à des kilomètres de toute présence humaine, et l’accomplissement du scénaristique réside en la capacité des personnages de s’y situer, de prendre place dans cet environnement qui leur est d’abord, et c’est le cas pour Mark au début du film, interdit. Elle remet en mouvement une certaine appréhension du monde dans sa complétude au corps, dans son adéquation à l’existence individuelle. Ainsi, lorsque Mark prend conscience de son environnement, s’enfonce profondément dans les bois, jusqu’aux sources, tout lui revient, tout cohabite, son regard est tourné vers l’intérieur du plan, précisément à l’endroit où le monde s’incarne et prend forme.

 

 

La subjectivité

Old Joy, la vieille joie est celle que l’on invoque maladroitement à la lueur d’un feu de camp, c’est un être cher, ou un temps regretté, qui engendre à la fois un deuil et une commémoration. Les restes et les os, les déchets que Kurt et Mark rencontrent sur leur chemin ne sont que les vestiges signifiants d’un sentiment passé, d’un ressenti singulier et vivace que l’on peut avoir de sa terre. C’est un instant de vie que l’on a laissé de coté. 

Reichardt s’acharne à lier dans ses films l’expérience humaine à son penchant historique, l’intime au collectif. Celui-ci qui fait fi de toute assignation sociale, de tout schéma de pensée, se construit en face, si ce n’est au sein de l’expérience humaine. Le collectif, l’histoire, la géographie, l’environnement, est l’immanence de l’individualisme. On pourrait l’appeler aussi l’universel, qui met en exergue un certain point de vue induisant une contemplation de l’être dans sa présence naturelle et simple, dans sa subjectivité. On le voit d’ailleurs dans Old Joy par exemple dans sa manière de filmer les câbles électriques qui jonchent la route, comme autant de prisons contemporaines, qui limitent la présence du sensible et font encore appelle à l’abstraction d’une voix, et d’un être. 

 

Le devenir de la chair

Le cinéma de Reichardt réussit à capturer un sentiment, ou une sensation qui réside au creux de l’existence humaine, et de sa perception plus ou moins exhaustive de sa propre conscience. Elle met en avant une matérialité qui transcende son cadre, le rend omniscient et éloquent quand au futur de la matière qui l’anime. Le corps, dans sa dimension organique, traverse le paysage, s’y plie, s’y peine, et ne ressort jamais autrement que transi par cette gravité environnementale. 

D’une certaine manière, Old Joy filme la mort. Peut-être pas encore celle d’un corps, ni vraiment celle d’une âme, mais bien d’une relation amicale dans tout ce qu’elle implique d’existentielle. L’angoisse qui travaille Kurt et Mark pendant leur périple, celle qui les sépare toujours à demi-mot de leur point d’union, illocalisable et presqu’immatériel, réduit à néant leur chance de survie ensemble. A la fin du film, ils semblent se séparer à jamais, sans réel regret, comme si la terre pouvait se souvenir pour eux de leur retrouvaille, témoigner de leur joie finalement à peine passée. Le film se termine lorsque Kurt disparaît par la droite du plan, en dernière instance, le cadre flotte loin de toute présence humaine, donnant à voir et à entendre les rumeurs et lumières de la ville des hommes, laissant au hasard, passant sous silence le devenir de leur chair.  

Et peut-être n’y a t-il pas de plus grande tristesse soulevé par Old Joy, ni de plus grande peur d’ailleurs, si tant est que l’une et l’autre peuvent cohabiter, que celle de la putréfaction ?

 

 

 

Titre original : Old Joy

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Durée : 76 mn


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