Niki

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Trois ans après son court-métrage Adami, « L’arche des Canopées », Céline Sallette revient à Cannes et nous confirme qu’elle fait un cinéma de la candeur.

Queen Céline’s Magical Circle.

Dans les années 50, un spectre hante l’Europe. Ce n’est plus celui du communisme*, mais celui du féminisme, force bouillonnante qui, dans Niki, le premier long-métrage de Céline Sallette, naît obligatoirement en réaction à la violence sexuelle patriarcale, cette gueule de requin béante, rouge, et obsédante, laquelle emplâtre, distend, oxyde, meurtrit le corps des femmes. La plus grande qualité du biopic Niki, sur de Saint-Phalle (nous verrons qu’il n’en a pas 36…), est le fait que l’œuvre regarde en face, les poings bien levés et les yeux grand ouverts, le système misogyne, que celui-ci s’exprime de manière tuméfiante ou ordinaire, afreudisante** ou normalisée. Le film est chapitré, et son premier segment s’intitule « Niki se souvient »… C’est parce que, au début du récit, la peintre Niki de Saint-Phalle, confrontée à la naissance de son premier bébé, et possiblement à une inflammation de détresse post-partum, est amenée à se remémorer sa propre jeunesse, ses douleurs les plus pénibles, les plus formatives. Niki, en a effet, a été victime de l’inceste de son père pendant son enfance. Ce traumatisme la rend paranoïaque, dysfonctionnelle. Il la contusionne de l’intérieur, la fait avancer, sans passer par « départ », à la case « hôpital psychiatrique ». Elle s’y sentira vulnérable, et surtout, isolée. Le film nous rappellera plus tard qu’elle ne l’est pas. Énormément de femmes – encore plus à cette époque-ci – ont été victimes de harcèlement, d’agressions et de viols. Le patronyme de Niki elle-même l’inscrit dans une funeste histoire de souffrance répétée à travers les siècles. En plus d’être le nom que lui a légué son père, De Saint-Phalle est bien le symbole à particule d’une dynastie bourgeoise. On en retrouve les traces, Niki elle-même le souligne, jusqu’à Gilles de Rais, baron des Pays de la Loire qui s’est rendu coupable des viols et des meurtres de plus d’une centaine d’enfants. (Gilles de Rais était aussi un compagnon d’armes de Jeanne d’Arc. En rejetant son ancêtre, en choisissant de garder son nom ostensiblement parce qu’elle pense qu’elle peut s’en servir pour l’humilier, Niki revendique peut-être une filiation avec la lumineuse Sainte d’Orléans plutôt qu’avec sa lignée de sang versé). Le film de Sallette, puisqu’il pose les bases pour esquisser une sororité artistique, et puisqu’il choisit d’aller à la rencontre, au cours d’un flashback aux lumières Hitchockiennes, de l’origine du mal, est engagé, et c’est toujours appréciable.

Malheureusement, au-delà de ce militantisme de la part de la réalisatrice, c’est vrai que la dernière production Cinéfrance Studios & Wild Bunch est un peu raplapla. La démarche de Sallette est honnête. Son choix (elle n’avait, à vrai dire, pas de plan B, et on la comprend) de se diriger vers l’actrice québécoise Charlotte Le Bon pour incarner l’artiste est inspiré. Il y a quelque chose de fragile, de beau et d’éphémère chez Le Bon. Son front, ses yeux, paraissent plus grands que la moyenne, ils donnent l’impression qu’il y a plus de surface à blesser ou à décevoir chez cette comédienne que chez d’autres. Ses traits participent de ce que son visage paraît dessiné. Et, surtout, de ce qu’il paraît dessiné avec beaucoup d’intentionnalité et de retenue : par des coups de crayon secs et fins. L’actrice a l’air d’avoir à se concentrer pour maintenir son intégrité physique, comme si la seule façon pour elle d’être dans son corps était une tension totale : c’était, en l’occurrence, l’endroit de jeu parfait qu’il fallait pour donner à vie à un personnage qui, à bien des aspects, est encore une femme-chantier. Niki est en reconstruction. Les cris aigus de Le Bon, qui reviennent régulièrement au cours de crises dans le scénario, sont des sirènes d’alarmes. Le Bon, quand elle panique, nous donne la sensation qu’elle a besoin de lâcher de l’hélium, sans quoi elle pourrait s’envoler. On perçoit les contours d’une vraie personne, dans Niki. Mais, fâcheusement, dans son film, Sallette, actrice de vocation, a été meilleure directrice de jeu qu’elle n’a été sculpteuse d’un récit capable de suivre sa muse. Le rythme du film ne se marie pas bien avec le talent de Le Bon, il l’entrave, fait des incartades qui obligent la comédienne à trop se réadapter, à évacuer ses meilleurs intuitions.

Aux côtés de Le Bon, on notera la présence de deux bons garçons. L’acteur américain John Robinson (Elephant) joue l’écrivain Harry Matthews, le premier mari de Niki. Celui-ci est très gracieux, encaisse d’entendre parler de tromperie avec philosophie (il faut dire, la cocufication est allée dans les deux sens). L’Alésien Damien Bonnard interprète l’artiste Jean Tinguely, le second mari de Niki. Celui-ci est grand mais souriant, a un physique imposant mais abordable, une voix grave mais malicieuse. En s’appliquant à faire de l’un et l’autre des bébous pour les spectateurs, Sallette développe une nouvelle vision de l’homme charmant et plein de cœur. Mais la chaleur qui se dégage d’eux deux aurait gagnée à être bordée avec une vraie réflexion sur leur rapport à leur art. On accompagne pas Matthews dans son écriture, on ne prend pas bien mesure de ce qu’elle lui apporte. On ne passe pas du temps avec Tinguely et ses créations, on ne distingue pas son originalité, sa fluidité d’esprit. Cette distance prise entre les artistes et les sensations que leur apportent leurs disciplines respectives, est une chose qui déteint aussi, regrettablement, sur le personnage de Niki elle-même. En regardant Niki, on a le sentiment qu’on sait désormais, d’une façon cérébrale et théorique, pourquoi De Saint-Phalle créait (parce que la pratique artistique la calme, la soigne). Mais on a pas la certitude de l’avoir bien ressenti. À titre de comparaison, pour Les Intranquilles, le même Damien Bonnard avait étudié les gestes du peintre Piet Raemdonck et réappris à créer ses propres pigments.

Quand on fréquente les milieux d’artistes, on se rend compte que ces derniers parlent énormément entre eux de leur rapport à l’acte créatif, au moins de manière détournée. Le film Niki, de fait, n’est pas fidèle à cette réalité de l’anthropologie des bohèmes et des saltimbanques. C’est sans doute dû à une contrainte : la petite-fille de De Saint-Phalle, Bloum Condominas, n’a pas donné son aval pour que soient représentées à l’écran les œuvres de Niki. Nous apprécions, en règle générale, les cinéastes qui n’attendent pas d’avoir l’autorisation des ayants-droits avant de dire ce qu’elles ont à dire sur des icones (Riley Keough, par exemple, ne semble pas avoir tellement apprécié la représentation faite par Sofia Coppola de son grand-père Elvis…). Mais dans ce cas précis, nous nous disons que la question que s’est posée Sallette, aurait dû être pourquoi, et non comment raconter la vie de De Saint-Phalle sans nous partager ni toile, ni sculpture…

Cher connard : lettre à l’industrie du cinéma.

En l’absence des installations plastiques de Niki, et par souci, on l’imagine, de ne pas surcharger une boîte de clearance avec trop de recherches sur trop d’autres œuvres, Sallette a aussi fait le choix de ne pas se rabattre, pour compenser, sur les créations des comparses de De Saint-Phalle. Malgré cet évitement, Sallette ne s’est pas retenue, en revanche, de faire apparaître ces derniers. Il y a un aspect « entre-soi » au film Niki, une émulsion familiale de cinéma qui nous dérange un peu. C’est que chacun y est allé de son petit caméo intello : on a le réalisateur Radu Mihaileanu dans le rôle de Brancusi, le doubleur Hugo Brunswick dans le rôle d’Arman, le pistonné Léo Dussollier en Raysse. Le récit, dans les moments où les figures du Nouveau Réalisme s’entretiennent, a une texture Minuit à Paris, tirée dans une version un peu plus exigeante. Cela nous a rebutés. Quand un intertitre annonce le dernier chapitre du long-métrage, « Niki s’en va-t’en guerre », on a eu envie de se demander contre qui ? Niki, dans le film, collectionne les amis, elle amasse petit à petit un monticule de relations qui va vite devenir pour elle, un véritable système de soutien. On a aussi eu envie de se demander comment ? Un effet secondaire de la sur-présence de ce réseau amical dans le film, est que la socialité du couple Matthews-De Saint-Phalle rend le script extrêmement… français et lisse. Niki est parsemé de scènes de partage de thés, de cafés, d’après-midis passés chez les voisins, de repas où on refait le monde. À ce propos, nous tenons par ailleurs à signaler que l’un de ceux-ci – le dîner où Niki reçoit une amie qui la rabaisse au statut de femme au foyer – nous a paru remettre le film en arrière. En effet, après avoir gagné beaucoup de bonne foi pour son traitement des hommes, qu’ils soient destructeurs comme le père de Niki, ou simplement, lâchement complices comme le psychiatre de celle-ci, Niki en perd en nous donnant à voir une sorte de grand-guignol de violence domestique. On a pensé à une vignette de Scènes de ménage, parfum « culture légitime ». Le dispositif scénique était rigoureusement identique.

Vers le milieu du film, Niki s’apprête à accoucher de son deuxième enfant, et saute alors, avec Harry, dans un taxi qui roule paisiblement sur les belles routes montagneuses des Alpes. Le paysage nous a fait penser qu’avec Victor Seguin, son chef-opérateur, Sallette doit être fan de réalisateurs picturaux, Jean Renoir et/ou Maurice Pialat. C’est dingue de voir à quel point les artistes trafiquants, contrebandiers, sont plus excitants aux États-Unis qu’ils ne le sont dans l’Hexagone. C’est parce que, chez les Américains, l’idée semble être d’abolir la notion que ce qui est marquant doit forcément jouir d’une bonne réputation historique. En Europe, nos cinéastes ont trop bon goût pour que soit ouvert à eux cet univers de possibilités à suriner. Quand un Tarantino poinçonne, il pique à des films trashs, destroys, impossibles à montrer à un public mainstream sans une certaine démarche de domestication esthétique. En France, nous n’avons pas réellement cette histoire, ce rapport à des furoncles audiovisuels. Accessoirement, les fossoyeurs de films et les charognards de séries B américains parviennent parfois à en dire beaucoup sur la culture du viol, car ils ont conservé ce lien génétique avec un cinéma d’exploitation : ils peuvent appuyer là où ça fait mal, parce qu’ils viennent d’un héritage où les choses étaient dites avec impertinence. C’est-à-dire, où elles étaient dites frontalement (bien que, si on y réfléchit trop, c’est un peu gênant dans le cas de Tarantino, puisqu’on connaît la toile Miramax dans laquelle fut prise la mouche…). Des artistes plus élégants n’auront pas cette même force viscérale.

C’est là qu’on réalise qu’on a encore beaucoup de choses à faire bouger dans les représentations de la violence au cinéma. Pour l’heure, la situation semble être bloquée. Soit parce qu’en France, on a pas les outils pour tout raser et recommencer de zéro, soit parce qu’à l’international, il y a eu un processus de respectabilisation de l’écriture du viol par le libéralisme. (Les films les plus vendus comme étant « de l’époque post-#MeToo » sont souvent boussolés. Thérapeutiques, mais du point de vue d’un psy plutôt que de celui d’une victime. Il semble qu’il n’est pas encore question, aujourd’hui, de propositions plus complexes et radicales, « ta connerie contre ma connerie », comme le formulait Despentes dans Les Couilles sur la table). Nous avons dit que Sallette s’attaquait sincèrement à la question de l’inceste, et, c’est toujours vrai. Mais nous nous rendons compte qu’elle l’attaque aussi en biais, d’un secteur, le cinéma, à un autre, l’art plastique. Il n’y a pas encore de film populaire narratif qui dissèque le patriarcat du cinéma de façon pertinente, en tout cas, pas en France***.

En ce sens, on tient à dire que « l’aimable participation » qu’on a trouvé la plus substantive, dans Niki, est celle de Judith Chemla en Eva Aeppli. Au-delà du seul pont qu’elle trace vers les œuvres de la plasticienne suisse, la présence de Chemla fait exister, au sein de Niki, l’un des plus beaux textes qu’on a pu lire récemment sur la violence masculine : son livre-témoignage, Notre silence nous a laissées seules. « Quand j’accepte aujourd’hui de réaliser l’ampleur de mon propre déni, je constate que la société entière est plongée dans les mêmes travers. Théories anti-victimaires auxquelles j’étais également inféodée, incapable de mesurer la gravité de ce que j’avais enduré. Nous haïssons secrètement les victimes car elles nous renvoient une image lamentable de notre communauté. Notre confort moral en est dérangé. » Les cibles sont ses ex-compagnons, tous les deux issus du milieu. À bas James Thiérée, à bas Yohan Manca, à bas le patriarcat.

*« Le communisme et le capitalisme n’ont pas tellement réussi. Je pense que le temps est venu d’une nouvelle société matriarcale. » Niki, au sujet de ses sculptures Nanas, en 69.

**voire les « études sur l’hystérie » et la « théorie de la séduction » de la période prépsychanalytique de Freud.

***Entre Cannes et maintenant, le film Maria, de Jessica Palud, est sorti. Nous avouons que nous n’en sommes pas tellement fans : Dans Maria, Palud met en scène le viol comme quelque chose qui arrive simplement parce que personne ne l’empêche d’arriver. Palud ne semble pas avoir réellement d’interprétation forte sur ce que pensaient Bertolucci et Brando avant, pendant et après l’agression sur le plateau du Dernier tango à Paris.

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Durée : 98 mn


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