Mirage de la vie

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Que reste-t-il de ce mélo flamboyant ? Un film-culte testamentaire du grand Douglas Sirk et une charge prophétique sur le kitsch hollywoodien à l’apogée de son déclin.

À revoir Mirage de la vie, le caractère iconoclaste voire subversif du film, qui a pu transparaître à l’époque de sa sortie, s’estompe pour ne laisser plus entrevoir que l’artifice, le faux-semblant et le miroir déformant des apparences. À l’exception d’Annie, la « mammy nounou » archétypale, aucun protagoniste ne traverse ce miroir. Le message émancipateur et violemment réquisitorial qu’on perçoit en filigrane est tamisé par l’entrelacs des passions jamais satisfaites.

Le travestissement est le propre du théâtre, et la pâle imitation, celui du théâtre de la vie. Qui mieux que Douglas Sirk aura su mettre en scène les outrances et les affectations des sentiments ? Dans ses mélodrames de la dernière décennie, tous les personnages semblent vivre leur vie par procuration. Ils se bercent de fausses illusions. « Don’t you believe in chasing rainbows?« , demande l’actrice postulante Lora Meredith (Lana Turner) au photographe Steve Archer (John Gavin) dans les prémices de Mirage de la vie. La répartie allusive de ce dernier élude la question : « Mon appareil photo pourrait aisément avoir une liaison avec vous ». De fait, le réalisateur s’ingénie à scruter les passions à travers le prisme de tous les atours trompeurs de la séduction. Les couleurs les plus flashantes, détonantes et expressionnistes réfractent les émotions selon une subtile gradation. Les transitions chromatiques sont là pour raccorder les scènes entre elles.

Faux diamants et solitaires

Le générique du film est en soi un condensé de cette démarche irréaliste et dans le même temps une satire du tape-à-l’oeil hollywoodien : les brusques scintillements nacrés de faux diamants, perles de verre d’un clinquant éblouissant, amorcent une chute en cascade. Les pierres de pacotille viennent s’agglutiner à profusion dans une vitrine imaginaire. L’imitation est plus vraie que l’original. Faut-il y voir toute l’inanité d’une vie de pacotille au luxe tapageur et aux brillants trompeurs ? Entre autres, celle de l’actrice Lora Meredith, double de Lana Turner qui l’incarne. Outre le strass, ses larmes cristallines qui ouvrent le film symbolisent un amas de vies désillusionnées. On sait par ailleurs que la garde-robe du sex-symbol engloutit une partie substantielle de son cachet. Chez Sirk, la réalité rattrape souvent la fiction.

Dans Mirage de la vie, à l’image de cette parure factice, le paraître transcende l’être. Les conventions sociales sont plus fortes que toute opposition qu’elles suscitent. Le réalisateur pressent-il que ce film sera son dernier joyau hollywoodien ? En tous les cas, il use ici d’artifices comme jamais auparavant. D’un côté, il conscientise les esprits sur l’improbable intégration raciale, le métissage irréductible, comme le sont les sentiments, la ségrégation et la claustration qu’elle entraîne. À ce propos, les personnages sont sans cesse filmés à travers les espaces à claires-voies des escaliers de leur maison, reclus dans un champ clos qui se referme sur eux comme une prison dorée. De l’autre, il met à jour les carences affectives d’un milieu bourgeois autarcique et comme enkysté sur lui-même, ainsi que le diktat des apparences d’une classe sociale carriériste et surprotectrice qui a oblitéré le mot « amour » et l’idée même d’altérité.

Mirage de la vie version John M. Stahl

Le contexte historique de la version de John M. Stahl (1934) est la reconstruction productiviste impulsée par la politique expansionniste du New Deal rooseveltien. Où la volonté de sortir vaille que vaille l’Amérique de son marasme économique supplante toute autre préoccupation, a fortiori d’ordre racial, quand toutes les forces vives de la nation sont monopolisées. Le roman de Fannie Hurst lui est contemporain (1933), son auteure est ouvertement féministe et personnellement impliquée dans l’égalité des droits interraciaux. Chaque personnage du film occupe sa place et son rang social dans un déterminisme de bon aloi. Ce n’est pas l’émancipation raciale qui est à l’ordre du jour, mais bien la relance de la machine économique exsangue depuis la grande dépression de 1929.

Les réflexes post-colonialistes sudistes perdurent, et sont ironiquement traduits dans de savoureuses notations : la « mammy nounou », qui est aussi un cordon bleu et donc une perle rare, se caractérise par un franc-parler teinté d’un bon sens pragmatique et d’une conviction inébranlable dans sa servitude à la middle-class blanche dominante. Dès lors, elle est totalement résignée à son sort. On sait que John Ford avait été un moment pressenti pour tourner cette adaptation et l’on se prête à imaginer ce qu’il aurait pu en faire. Mais en solide briscard, John Stahl convainc tout à fait et donne libre cours à l’alacrité jubilatoire de Delilah, campée par une très convaincante Louise Beavers qui se donne à cœur joie tout en volant au passage la vedette à Claudette Colbert en femme d’affaires opportuniste et avisée.

Le film duplique la vraie success story commerciale de Tante Jemima et sa recette florissante de mélange à crêpe et sirop d’érable, à laquelle le film nous renvoie explicitement. Une imagerie stéréotypée de la nurse afro-américaine aux attributs généreux, apparue dès 1914, amplement véhiculée par la réclame d’alors, la représentant en bandana bigarré et arborant un large sourire vantant les vertus du produit. Dans le même registre, difficile d’enterrer l’illustre Uncle Ben au large sourire irradiant, ou à la même époque, le chromo paternaliste du tirailleur sénégalais représenté sur la boîte de déjeuner chocolaté « Banania », assorti de son slogan raciste « Y’a bon banania ».

C’est encore dans les vieux pots qu’on fait les meilleurs soap (operas)

On ne change décidément pas un concept mélodramatique exalté par le cinémascope qui subjugue de plus en plus de publics avides d’émotions. En producteur éclairé et galvanisé par le succès sans précédent enregistré au box office par Le Secret magnifique (1954), Ross Hunter soumet le projet d’adaptation du roman à Sirk, qui fait l’impasse sur sa lecture comme il l’a fait auparavant pour son mélodrame inaugural. Bien plutôt, il reprend le canevas de Stahl et en gomme le substrat réaliste, à savoir le partenariat commercial entre les deux femmes de rang social et de couleur disparates, happy housewives faisant référence à un esprit pionnier qui n’est plus d’actualité.

Sirk, quant à lui, contextualise la problématique sous-jacente du roman éponyme : la question de la race et du passing, qui est le fait pour une personne de couleur dont la peau est claire de se revendiquer blanche tout en se faisant passer comme telle. Adventice et périphérique dans la première mouture filmique de Stahl, ce sujet passe au premier plan par sa charge émotionnelle écrasante chez Sirk. Ce dernier choisit délibérément de jouer sur la corde sensible d’une sentimentalité larmoyante animée par un pathos à « faire fendre les rochers ». Comme dans les soap operas, les personnages hystérisent leurs propos. Lora Meredith clame à son corps défendant « Je serai une actrice », tandis que Sarah Jane (Susan Kohner) affirme à tout va « Je suis blanche », comme pour s’en convaincre avec l’énergie du désespoir.

Rebel with a cause

Nous sommes en 1959. Qu’on se souvienne : quatre ans plus tôt, Rosa Parks, modeste couturière à Montgomery dans l’Illinois, a décisivement frayé la voie pour une lutte en faveur de l’égalité des droits civiques entre Blancs et Noirs. La femme qui s’est « tenue debout en restant assise » aura bravé l’injonction d’un conducteur de bus en refusant de laisser son siège à un Blanc, contribuant ainsi à la reconnaissance de leurs droits pour les minorités Afro-Américaines. Sirk ne manque pas de relayer dans Mirage de la vie l’actualité brûlante de la ségrégation raciale dans les lieux publics. Annie (Juanita Moore) vient chercher sa fille de huit ans, Sarah Jane, à l’école et la scène qui s’ensuit est édifiante. L’enfant n’obtempère pas aux exhortations de sa mère et rejette une première fois publiquement ses origines afro-américaines.

En 1959, année de sortie du film, le thème de la romance interraciale était tabou et très controversé. Venaient s’y greffer le métissage et la recrudescence des adoptions des gouvernantes et aides-ménagères noires dans les familles de classe moyenne et leur assimilation. Sirk introduit la difficile acceptation de la mixité en une brève séquence d’une violence cinglante et assourdissante dans une intrigue secondaire qui finit par crever littéralement l’écran. Récusant toute appartenance à une communauté noire, Sarah Jane brigue un statut social qui la détourne définitivement de son ascendance. Elle enfreint ainsi l’ordre moral et les conventions sociales propres à son hybridité.

Déjà en 1949, Elia Kazan avait abordé dans un brûlot progressiste, L’Héritage de la chair, le drame du passing confronté à l’ancrage des conventions sociales. L’héroîne mûlatre incarnée par une actrice de race blanche (Jeanne Crain) renonçait à marier un Blanc (Wiliam Lunnigan) pour rejoindre et faire corps avec sa communauté d’origine. Ici, le chemin initiatique vers une quête identitaire est inversé et passe par la mort de la mère, figure emblématique de la victime expiatoire innocente et non-transgressive. Le béguin de Sarah Jane, Troy Donahue, découvre sa mixité et la roue de coups pour la laisser effondrée dans le caniveau. La charge accusatrice est accablante contre le racisme exacerbé et débridé, amplifiés par les préjugés de l’époque maccarthyste. Pour fuir ses origines, marquer sa singularité et son refus de rentrer dans les rangs de la communauté noire, tout en affirmant son émancipation du carcan maternel, Sarah Jane s’avilit dans des emplois dénaturés de « girl » ou de « reine de revue », affichant une sexualité débridée. C’est elle par qui le scandale arrive. Comme le souligne Sam Slaggs dans Born to be hurt : the untold story of Imitation of life (2009), la libéralisation des mœurs a déplacé depuis le focus sur d’autres minorités sévèrement opprimées, comme la communauté homosexuelle, qui adule le film aux États-Unis au même titre que les Afro-Américains. Certains spectateurs reprochent à présent à la mère son rôle de chaperon castrateur, aboutissant à asservir la vie de sa fille plutôt qu’à la servir.

  Lana Turner : quand la réalité défrayant la chronique interfère avec l’intrigue fictionnnelle

Dans Sirk on Sirk (1997) de Jon Holiday, Douglas Sirk relate les atermoiements et les réticences de Lana Turner à tourner ce film. La star mène alors une vie amoureuse des plus agitées. Elle vient tout juste de divorcer de son quatrième mari, Lex Baxter, un Tarzan à la cinégénie musculeuse (elle se mariera pas moins de huit fois sans jamais épouser l’amour de sa vie, Tyrone Power), qu’elle fricote déjà avec un personnage à la réputation et aux fréquentations douteuses acoquiné à la mafia : Johnny Stompanato, d’une jalousie possessive et violent de surcroît. L’épisode sentimental orageux tournera au drame en 1958 lorsque Cheryl, la fille de Lana Turner, alors âgée de 14 ans et craignant pour la vie de sa mère, poignardera l’agresseur d’un coup de couteau mortel dans le ventre. Surmontant ses appréhensions avec un cran peu commun, le sex-symbol à la blondeur platine s’abandonnera dans ce rôle taillé sur mesure pour elle : une mère absente dénuée d’instinct maternel. À l’instar de Sarah Jane, le miroir ne cesse de lui renvoyer l’image dévoyée, biaisée et dénaturée d’elle-même qui vient recouvrir son moi profond.

Tout est bien qui finit mal

Juanita Moore incarne ici le prototype de la mère nourricière (Annie Johnson) qui remplit la vacance domestique. Pour reprendre la formule de La Rochefoucauld, « l’humilité est un artifice de l’orgueil qui s’abaisse pour s’élever ». Le film est tout entier un lamento pour une humanité déchue qui trouve son apogée dans la scène finale des funérailles d’Annie. Par un effet de retournement de situation teintée d’ironie euripidienne souvent cité en exemple par Sirk, Annie semble vouloir sublimer sa vie de renoncement sur terre dans les fastes de funérailles en grandes pompes où le décorum est le grand ordonnateur. Le point d’orgue de cette séquence chorale reste cette vibrante interprétation d’une gospel song en forme de mélopée par Mahalia Jackson au cours de la procession funéraire. Au diapason de ses personnages déchus, Sirk ne voit que ce subterfuge du deus ex machina comme dénouement opportun aussi bien qu’un suprême pied de nez aux Dieux de l’Olympe hollywoodienne.

Titre original : Imitation of Life

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Durée : 124 mn


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