Mordant, grinçant, noir, osé, désopilant, in your face… Les qualificatifs ne manquent pas pour prendre la mesure de l’humour des comparses du Groland. Et l’émotion, dans tout ça? Parce que dans Mammuth, on rit beaucoup, c’est vrai ; on est ému aussi, peut-être encore plus. Il suffit parfois d’une situation, d’un mot bien placé, d’une réplique qui fait mouche. Et on chavire. Alors oui, autant le dire d’emblée, Mammuth est souvent chavirant. A l’origine pourtant, un prétexte plus qu’un scénario : Serge Pilardosse, ouvrier en abattoir de son état, part à la retraite la soixantaine venue. Mais l’administration française étant ce qu’elle est, le voilà contraint de partir à la recherche de tous ses anciens employeurs pour récuperer des points de cotisation oubliés. Prétexte donc pour Depardieu d’enfourcher son ancienne moto (la Mammuth du titre) planquée au garage depuis des lustres, et de partir dans un rocambolesque road-movie sur routes départementales, loin des chevauchées sauvages d’Easy Rider. Et pourtant : il y a une vraie bravoure, certes un peu désespérée, dans cette histoire d’homme blessé qui, au gré des bornes de bord d’asphalte, se laisse aller à l’introspection, reléguant sa quête initiale, la collecte des papiers, à l’accessoire.
Cette bravoure, elle s’exprime dans la formidable trigonométrie du titre, Mammuth. Mammuth comme la moto d’abord, une authentique Munch Mammuth des années 60, ce monstre d’acier un peu obèse dans le cadran de laquelle un ingénieux inventeur allemand avait eu l’idée de placer un moteur de voiture. Benoît Delépine confie à ce propos : "Quand j’étais petit, à la campagne, la moto représentait vraiment pour moi une forme de libération". Raison peut-être pour laquelle il a rêvé, littéralement, de Depardieu sur une Mammuth, et de relancer une fois de plus un héros de cinéma sur les routes – Aaltra et Avida témoignaient déjà du goût du tandem pour les road-movies.
Mammuth, la carrure de son protagoniste, ensuite. En Serge Pilardosse, Gérard Depardieu en impose, ventripotent comme jamais, dans une impressionnante exposition corporelle. Longue tignasse blonde un rien crade, bide qui dépasse, le pas lourd et pataud : Depardieu ne cherche jamais un quelconque contrôle de son image, s’offrant tel qu’il est et démontrant une vraie générosité de cinéma. On pense longtemps au Mickey Rourke de The Wrestler, pareillement filmé de dos, même porteur d’une vie de galères, même nuque inclinée vers l’avant et même démarche fatiguée. Du héros du film d’Aronofsky, on retrouve aussi un certain poids du passé, ainsi qu’un même sens de la rédemption.
Mammuth enfin, le poids, indéniable, que pèse Depardieu dans le cinéma français. Si le film de Delépine et Kervern est si touchant, c’est qu’il semble tout occupé à tresser un canevas doré au jeu de l’un des plus célèbres acteurs français, en lui offrant un rôle lourd de sens et qui renvoie sans cesse à l’importance de Depardieu dans le bréviaire du cinéma hexagonal. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, comme amour de jeunesse fauché par un accident de moto (et la boucle est bouclée), les réalisateurs ont convoqué le fantôme d’Isabelle Adjani, celui qui hante Depardieu sur son chemin. A nouveau belle, à nouveau grandiose, à nouveau fantasmée, elle reforme avec lui, à la faveur de trois minuscules scènes immenses, un couple aussi mythique que celui de Camille Claudel.
Enfin, notons que Mammuth reste fidèle à l’esprit des films précédents de Delépine et Kervern. Peu obsédé par la beauté des images, le duo préfère distiller, de manière totalement frontale, quelques éléments gentiment anars et sauvagement critiques de la société. On s’amusera ainsi de voir Yolande Moreau (royale encore) s’arracher les cheveux face à un répondeur de caisse retraite pré-enregistré ; la nièce de Serge, carrément barrée et vaguement attardée, saborder un entretien d’embauche ; ou encore Bouli Lanners camper un boucher d’hypermarché peu enclin à la patience vis-à-vis du client. Mais ce qui est bouleversant dans Mammuth, c’est la manière dont la satire sociale de départ mute progressivement, sans jamais se renier, en une échappée nostalgique et introspective, où seule la logique de l’accomplissement personnel finit par l’emporter. "J’ai pas souvent eu l’occasion de me reposer", confesse Serge Pilardosse. Oppressé par une vie de travail ininterrompu, il n’avait pas eu souvent l’occasion d’y penser, non plus. A la fin, les "papelards" durement amassés serviront à confectionner un sandwich au jambon. Serge a vendu sa Mammuth pour acheter ses trimestres manquants, il repart à mobylette. Pas grave. Serge est apaisé. Il a le temps.