Ludwig ou le crépuscule des dieux

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« Ludwig » est l’immersion dans l’aberration mentale de Louis II de Bavière, souverain paranoïaque atteint d’une folie des grandeurs. L’intrigue du film est un patchwork de témoignages en flashbacks qui accréditent la lente
dégradation d’un état pathologique. Entre biopic sombre et récit édifiant, Luchino Visconti se livre à l’autopsie d’un monarque sur le déclin offrant le spectacle pathétique de sa déchéance à l’œuvre.

Une recréation plastique et allégorique du règne de Louis II de Bavière

Le personnage fantasque de Louis II de Bavière (Helmut Berger dans le rôle-titre) traverse des décors aux dimensions majestueuses qui sont les projections  de ses fantasmes. Par endroits, l’œuvre s’enlise dans les excentricités d’un monarque que sa pensée obnubile. Il vient à manquer de centre de gravité émotionnel. Visconti restitue le détail authentique de l’imagerie et la temporalité d’une époque ; se concentrant sur sa mise en scène méticuleuse, grandiose et opulente pour contrebalancer une relative indigence scénaristique.

La recréation de ce royaume de Bavière à l’aube de l’unification allemande est avant tout plastique et allégorique. Le cinéaste échafaude un conte de fées dont il tourne les pages en s’appesantissant sur les plus désenchantées et une royauté en voie d’extinction. La parade du couronnement de Louis II, son mariage contraint avec la duchesse Sophie (Sonia Petrovna) font dire à l’impératrice Elisabeth d’Autriche, Sissi, sa cousine (Romy Schneider) : “Nous sommes des rois en vitrine”. Bien après sa trilogie à l’eau de rose des Sissi qu’elle n’aura de cesse de renier, l’actrice trouve enfin la
caractérisation qui sied à son rôle d’impératrice d’Autriche-Hongrie.

 

 

Ludwig : un esthète maudit

Dévasté par la solitude et alors que le gouvernement conjure pour le déclarer inapte, Ludwig se réfugie dans son monde fantasmatique à mille lieues des considérations matérialistes qui se jouent avec la guerre engagée contre la Prusse. Il s’ingénie à démontrer son incurie des affaires de l’Etat en asséchant les caisses dans la poursuite vaine d’un idéal de beauté esthétique inaccessible. Il appréhende l’art comme “l’antidote au mal et à la corruption de la société”.

Les fastes du couronnement, l’architecture grandiose et oppressante des châteaux du roi bâtisseur participent de ce décorum haut en couleurs. Les fluctuations artificielles de lumière expriment un vacillement comme si Ludwig devenait le créateur et la créature de son environnement dans le même temps et précipitait sa destinée de l’isolement dans son for intérieur à l’internement à résidence dans un de ses châteaux de conte de fées.

Ludwig est pénétré du romantisme des légendes germaniques qu’exalte la musique de Richard Wagner, son père spirituel. En digne protecteur des arts, il le couvre de largesses. Combinaison d’égocentrisme, de roublardise et de duplicité, l’auteur de Tristan, courtisan avide, magistralement campé par un Trevor Howard sournois en diable, intrigue avec Cosima (Silvana Mangano) et son conducteur Von Bulow dans un ménage à trois suspendu à la générosité et la prodigalité de leur bienfaiteur.

 

Maniérisme et baroquisme de la mise en scène

A la merci de ses obsessions esthétiques, Visconti élabore une trame dramatique tel un ouvrage de brocart sur lequel il reviendrait inlassablement. Il multiplie les ambiances tamisées autour de son protégé (Helmut Berger), un luxe surabondant, des décors surchargés dans un baroquisme échevelé. Le film croule sous les lambris dorés des palais et le poids des mauvais présages qui s’abattent sur le souverain. Le protocole et l’étiquette servent de caution historique qui s’attachent à l’apparat royal avec l’obsession du dernier raffinement. Outre la cinématographie de Armando Nannuzzi
excellent les costumes de Piero Tosi.

Depuis son couronnement en 1864 jusqu’à son suicide équivoque par noyade en 1986, l’on assiste à la lente et fascinante dégradation de Louis II de Bavière durant ses 22 années de règne auquel la version intégrale de près de quatre heures restitue toute la splendeur tragique.

L’atmosphère qui prévaut est celle d’une tristesse lancinante et ruminante. Par foucades, Ludwig s’épuise dans une cyclothymie alternant, selon un mouvement de montagne russe, la chaleur euphorique, la distance froide et la folie mesurée. Visconti filme la mue transformiste du jeune roi à la beauté androgyne. Ce dernier devient insensiblement une épave de plus en plus esseulée. Il est amené à hypothéquer une nation entière pour ses extravagances et ses frasques.

Une fois n’est pas coutume, le réalisateur de Senso envisage son film à une échelle opératique. Il substitue Schumann et Wagner à Verdi. La caméra s’affranchit dans le même temps de l’espace par des circonvolutions autour des châteaux du roi architecte, la forêt bavaroise, et leurs environnements respectifs. Au détour de ces mouvements d’appareil, elle débusque, volage, les bizarreries des personnages comme cette orgie léthargique d’un bataillon de soudards en culottes de peau tyrolienne qui fait pendant à une scène similaire dans Les damnés. Ou encore le voyeurisme appuyé
du roi surprenant un de ses pages en tenue d’Adam tandis qu’il prend un bain nocturne dans l’eau du lac. Aussi, cette scène surréaliste de la grotte de Vénus qui est un lac souterrain. Frustré de se voir ironiquement éconduit par sa cousine Sissi, Ludwig se découvre des penchants homoérotiques.

 

La mégalomanie du paranoïaque

Plus on avance dans le film et plus Visconti cadre le visage de Helmut Berger comme éclairé d’un seul côté tandis que l’autre versant demeure dans la pénombre épaisse telle la face cachée de ses hantises et turpitudes. Se lit graduellement sur son faciès blafard aux traits de porcelaine une décomposition en acte. Hagard et émacié, Ludwig livre le combat psychique d’une dégénérescence où s’exhibe la mégalomanie du paranoïaque.

A l’écart de l’ancien empire qui s’effondre autour de lui, ultime témoin vivant du romantisme germanique, il se dérobe à sa tâche de monarque gouvernant. Il ne rêve pas de guerre ou de puissance, encore moins d’empire, mais de beauté détachée des réalités de ce monde.

A la recherche du temps perdu..

Sans être le film le plus abouti de Luchino Visconti, Ludwig est incontestablement son opus le plus personnel et le plus ambitieux. La fresque historique constitue un digest de toutes ses obsessions et fixations. Son projet de longue haleine d’adapter l’oeuvre proustienne ayant avorté, le réalisateur, à qui l’on doit d’être le promoteur du néo-réalisme avec les amants diaboliques (1943), donne un tour proustien à son oeuvre depuis le comte Salina de Le guépard à Gustav Von aschenbach de Mort à Venise. Ludwig ne fait pas exception. Des hommes hors du temps, vivant résolument dans le passé, obsédés par la beauté esthétique, l’art, la décadence; confinés dans des palais somptueux ou des résidences délabrées.

Le déclin annoncé et la chute fatidique de Louis II de Bavière sont comme hâtés par son engagement aveugle et autodestructeur dans une lubie artistique inatteignable en rupture radicale avec ses prérogatives de roi.

Ludwig (ou le carnaval des dieux) ressort en salles le 31 juillet prochain dans sa version intégrale inédite de près de quatre heures et une nouvelle numérisation 4K sous l’égide du distributeur Les Acacias.

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