L’Odyssée de Pi

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En adaptant à grands frais le best-seller de Yann Martel, Ang Lee nage à contre-courant des tendances infantilisantes du cinéma de divertissement, et livre une épopée à la fois panthéiste et animiste.

Les progrès effectués durant la dernière décennie en matière d’effets spéciaux font qu’aujourd’hui, n’importe quel roman réputé « impossible à adapter au cinéma » peut passer l’épreuve du grand écran. Pour peu que l’équipe aux commandes du projet soit patiente, obstinée et créative, tout, vraiment tout est possible. Le roman de Yann Martel, L’Odyssée de Pi, faisait partie de ces monolithes intimidants, en plus d’être un énorme succès de librairie avec sept millions d’exemplaires vendus depuis sa sortie en 2001. Des animaux, l’océan, un adolescent : voilà planté le décor et les protagonistes de son histoire, soit pour un réalisateur les trois plus grandes difficultés réunies au même endroit.

L’Odyssée de Pi raconte le voyage initiatique, physique et spirituel de Piscine Patel, surnommé « Pi », de son enfance paradisiaque à Pondichéry à sa vie de père de famille au Canada, en passant, c’est le plus important, par le récit de son naufrage en plein océan Pacifique. Le cargo japonais dans lequel le jeune adolescent embarque avec sa famille et les animaux du zoo de Pondichéry, qu’avait acheté son père, fait naufrage après une titanesque tempête. Pi se retrouve seul en mer à bord d’un canot de sauvetage, avec pour seule compagnie… un tigre du Bengale, nommé (via une erreur administrative) Richard Parker. Leur odyssée est commune, entre fringale, abandon, espoir, illuminations et survie pure et simple. Ce récit incroyable est raconté par un Pi adulte à un écrivain en manque d’inspiration. Et cette notion de discours indirect est primordiale puisqu’elle permet à Martel de formuler le thème principal de son roman : la croyance dans le récit de fiction, et le rôle même de la fable dans la construction de notre personnalité, de notre spiritualité aussi. Le choix d’un personnage indien et de plusieurs animaux réfugiés dans une embarcation de fortune suite à un déluge, n’est dans cette optique, pas innocent.

L’aventure, pure et dure
 
  

 
 
Ang Lee, réalisateur de Tigre et Dragon (2000) et de Le Secret de Brokeback Mountain (2006), mais aussi de l’épique et incorrect Lust, Caution (2008), était sans aucun doute l’homme idéal pour porter à l’écran un récit aussi puissant que L’Odyssée de Pi. Touche-à-tout au carrefour de plusieurs cultures, humaniste invétéré réussissant (maladroitement) à injecter de l’existentialisme à tendance œdipienne dans une machine calibrée comme Hulk (2003), Lee a mis quatre ans, et toute son énergie, au service de SA vision du livre de Martel. Le résultat n’est pas loin d’être son véritable chef-d’oeuvre tant l’œuvre se révèle être un ravissement visuel et réflexif de tous les instants. Loin d’être un gadget, la 3D est par exemple utilisée pour faire passer le spectateur par les mêmes états psychologiques que Pi. Le jeune garçon, poussé à l’autodidactisme dès son plus jeune âge, quand il lui faut esquiver les quolibets qui fusent à propos de son nom, est ensuite travaillé par la notion de religion, épousant successivement les croyances de l’hindouisme, du catholicisme et de l’islam. « Pourquoi devrais-je n’en choisir qu’une ? », rétorque-t-il à son père, pour qui croire en plusieurs préceptes revient à ne plus croire du tout.

Et pourtant, lorsqu’il se retrouve sans repères, sans famille et, à première vue, sans espoir de retour sur la terre ferme, forcé de cohabiter avec un prédateur redoutable, Pi remercie Vishnu pour le poisson qu’il parvient à pêcher, hurle sa rage au ciel alors qu’une tempête emporte ses maigres provisions. Le film fait passer ce personnage-éponge par tous les états, transcendantaux ou non, sans jamais perdre de vue l’enjeu purement littéral de son postulat : dans ce canot se trouve un tigre, figure déifiée et métaphorique, dont la présence même procurerait à Pi une raison et une adrénaline de survie. L’Odyssée de Pi est ainsi une aventure au sens le plus brut, le plus direct du terme. Lee nous embarque sans ménagement, au bout d’une demi-heure, dans ce périple mouvementé, dès le spectaculaire naufrage du cargo, qui écrase en termes de spectacle pur le Titanic (1997) de Cameron, tant le réalisateur profite d’effets spéciaux numériques bluffants pour nous faire croire à l’impossible. Un plan sous-marin en suspension nous montre Pi de dos, impuissant alors que le bateau est englouti dans les profondeurs de l’océan. C’est l’acte fondateur d’une renaissance dans la douleur pour le héros, et le début d’un récit qui porte à questionnement. Car M. Patel est ne l’oublions pas le conteur de l’histoire : cette version de la réalité est avant tout la sienne, tout comme Lee fait sienne sa vision du roman.

Vertige narratif
 
  

 
 
On le voit quand s’amorce l’ultime chapitre du film, L’Odyssée de Pi nous parle aussi de notre rapport au cinéma, cet art de l’illusion qui nous semble parfois véhiculer les plus réalistes des émotions. « Quelle histoire préférez-vous ? », demande Patel à l’écrivain venu l’écouter, comme s’il s’adressait à nous, spectateurs un temps passagers de son calvaire en haute mer, « témoins » immergés, lunettes à l’appui, du récit de son amitié intangible avec ce tigre jamais réduit au statut anthropomorphiste d’ami imaginaire. Voulons-nous retenir la version formidablement poétique de sa rencontre avec une baleine majestueuse et terrible, de ce passage subit de poissons volants, sautant hors d’un cadre de cinéma soudainement passé en scope pour leur permettre de littéralement transpercer l’écran, ou encore de cette arrivée surprenante sur une île « carnivore » remplie de suricates en furie ? Ou nous en tiendrons-nous à l’explication « officielle » que Pi relate aux propriétaires japonais du cargo après son sauvetage : un récit terriblement humain et noir, raconté en un plan-séquence dénué de toute musique ? Par une ultime pirouette narrative, Lee et son scénariste David Magee accentuent encore ce vertige interprétatif, s’efforçant de maintenir ouverts les questionnements qui nous assaillent, au-delà du plaisir immédiat d’assister à deux heures de grand spectacle nous laissant à bout de souffle.

Il y aurait encore mille choses à dire, ou à décrire, à propos de L’Odyssée de Pi. On pourrait saluer la performance de l’inconnu Suraj Sharma, choisi parmi 3000 candidats pour incarner Pi à son adolescence, et qui remplit haut la main le défi de jouer face à un tigre tantôt réel, tantôt numérique (la transition est invisible) avec une assurance communicative. Ou la perfection de la photo de Claudio Miranda, chef opérateur de David Fincher assurant des miracles en brodant des motifs visuels significatifs à partir d’une palette de couleurs éclatantes, jamais atténuées par une 3D pour une fois optimale. On imagine sans peine le casse-tête technique qu’a dû représenter le tournage du film, avec ses éléments déchaînés reproduits à même le plateau, chapeautés par un Ang Lee redoublant de maniaquerie pour plier les outils numériques à sa disposition afin d’obtenir à chaque plan le cadre idéal et l’ambiance voulue. Le mieux est de découvrir sans idées préconçues cette odyssée à nulle autre pareille : son universalité assure sa compréhension par tous les publics, dans toutes ses dimensions ou presque. C’est là que se situe l’ultime et incroyable exploit du film : utiliser l’attrait de l’aventure, le souvenir romantique du mythe du naufragé afin de nous inviter à questionner notre spiritualité, notre besoin viscéral de fiction pour modeler nos choix de vie. On en ressort prêt à embarquer à nouveau, pour continuer à réfléchir et trouver, qui sait, de nouvelles réponses.

Titre original : Life of Pi

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Durée : 125 mn


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