Dernier long métrage du cinéaste Eric Rohmer, Les Amours d´Astrée et Céladon narre avec brio les aventures amoureuses d´une bergère et d´un berger, héros ô combien romantiques de l´oeuvre pastorale d´Honoré d´Urfé (1568-1625). Adaptation fidèle du premier roman fleuve de la littérature française, le film du cinéaste des contes moraux se concentre principalement autour de la belle Astrée et du vigoureux Céladon, par le biais de jeux subtils de l´amour et du hasard dans lesquels s´épanouit à merveille la rigueur d´un verbe qui scande sans retenue la passion et le devoir.
Sorte de parcours initiatique d´une jeunesse à la recherche du parfait amour, cette histoire se construit par juxtaposition de tableaux bucoliques censés représenter les différentes péripéties que tout amour rencontre autour de son jaillissement. Les sentiments sont donc mis à rude épreuve et nos deux personnages devront déjouer les tours d´un coeur assailli successivement par la jalousie, les prétendants, le libertinage et surtout l´absolue déraison qu´il suscite. Le jeu de l´esprit dans la confrontation des errances du coeur et de l´âme, aussi pure soit elle, démontre avec maestria la modernité d´un réalisateur sachant puiser dans sa propre archéologie afin de nous offrir une nouvelle déclinaison des rapports amoureux. Rohmer dynamise une fois de plus son cinéma en explorant des horizons certes balisés, mais sans cesse triturés et modulés.
Synthèse admirable d´un monument de la littérature baroque, Les Amours d´Astrée et Céladon se pare d´un motif complexe qui décortique les intrigues sentimentales chères au cinéaste. Respectant le texte original, les dialogues nous interrogent constamment sur les possibles d´un amour en lutte contre les tentations d´une nature intrépide. Celles-ci viennent autant de l´intérieur que de l´extérieur. Rien n´est en soi définitif et comme le vent soufflant sur la cime des arbres, l´amour peut changer à tout moment de direction. Pour nous raconter ces vents capricieux, les mots deviennent indispensables ; ils sont à coup sûr le moteur d´une mise en scène intelligente qui sait ordonner chaque situation en fonction des différentes étapes du parcours des jeunes amants. Tour à tour Rohmer décrit les peurs, les angoisses, les passions contrariées et les certitudes ébranlées de nos héros. Céladon, sauvé par les nymphes, se voit choyé, séduit et retenu contre son gré. Astrée, seule depuis la disparition de Céladon, est convoitée et doit supporter les propos vantant les vertus du libertinage.
Scindant sa structure narrative en deux, le réalisateur use de la confrontation pour mieux isoler nos protagonistes. Chacun, dans un contexte particulier, est renforcé dans sa position…et son amour. En filmant Astrée et Céladon par le biais de cette alternance, Rohmer établit les bases d´une dialectique amoureuse dont les nombreux détours autour de cette relation amoureuse triturée par les épreuves de la vie, doivent conduire vers le principe de vérité. Force du cinéma rohmérien, le contre servira le pour et permettra la construction d´un jeu de rôle en continu (du banquet au travestissement de Céladon), entre vérités des sentiments et stratagèmes de reconquête. Rohmer fuit la ligne droite et distille des chemins de traverses, comme un vieux sage qui ne connaît que trop bien les mélodies de l´amour. Malgré les aides, les avis, les tentations et autres propos fallacieux, Astrée comme Céladon restent persuadés du bien fondé de leur amour. Il leur faudra juste une circonstance particulière (mais également motivée) pour que la jonction s´opère et que l´évidence d´un amour véritable éclate au grand jour.
C´est au coeur d´une forêt merveilleuse que Rohmer accueille les âmes en peine. Elles sont jeunes et inexpérimentées. Dans une nature qui participe à l´ordre des choses, elles devront emprunter différents chemins, entre doutes et détermination. La scène du discours syncrétique du druide apporte une valeur relative aux choses du monde et de l´amour. Il faut pouvoir se créer un champ de liberté dans un monde fait de lois, d´ordre, de devoirs et de contraintes. Immuable dans son silence, elle accompagne aussi bien les êtres dans leur détresse que dans leur passion. Celle qui anime Astrée et Céladon doit alors surmonter les difficultés pour être révélée.
La partition multiple à laquelle s´adonne Rohmer conduit nos deux amants vers l´espérance. Si l´entrée en matière peut paraître un brin austère (la séparation et la fuite de Céladon est somme toute assez peu tragique), le film s´oriente rapidement sur des routes variées pour terminer son voyage vers le vaudeville. L´amour est sacré avec légèreté, les rires remplacent les doutes et le désir devient cette force qui anime les coeurs. Cette dernière partie de cache-cache, ponctuée de fort belle manière, démontre la verve, le tempérament et la maîtrise du réalisateur. Depuis Ma nuit chez Maud, Rohmer a su rendre cohérent une oeuvre cinématographique dont la fidélité amoureuse en est le motif le plus éclatant.