Un film déroutant, au sens fort du terme. À découvrir assurément.
Il est des films dont la grandeur se mesure au moment même de leur découverte, dans la salle, au fil des scènes, chaque motif, la moindre composante affirmant sa place de loin en loin, l’association franche des idées nous embarquant sans mal d’une extrémité à l’autre de l’aventure (le prochain Almódovar, exemplairement). D’autres, à l’inverse, ne nous semblent marquants que quelques minutes, voire quelques heures après la projection, une fois que, retournés dans la vraie vie, sortis du monde si « particulier » qu’ils nous ont présentés, nous revient progressivement le souvenir d’un plan, un geste, une réplique. L’Épée et la rose, premier long métrage de João Nicolau, jeune cinéaste portugais remarqué pour deux courts métrages détonnants (Rapace en 2006 et Chanson d’amour et de bonne santé en 2009), est assurément de ceux-là.
Devant L’Épée et la rose, la question ne sera jamais tout à fait de saisir là où veut en venir le cinéaste, le pourquoi de cette obscure escapade d’un groupe de pirates d’aujourd’hui au bord du Vera Cruz, navire du XVe siècle, mais de tout simplement attester, lors du défilement du film, que quelque chose existe, que toute « fantaisiste » qu’elle soit, cette aventure a bel et bien lieu. Le risque, pour ce type d’objet, est bien sûr de ne pas parvenir à faire s’incarner à l’image ce qui sur le papier devait sans nul doute ressembler à un listing de bonnes idées. Partir du quotidien plat d’un jeune trentenaire vivant seul avec son chat et son ordinateur, un peu « aquoiboniste »sur les bords, pour, au bout d’une demi-heure de suivi simple de non-évènements, le voir s’embarquer dans une aventure hors du temps n’allait a priori pas de soi. Et pourtant, passé le trouble évident de cette bifurcation, ce changement radical de programme (générique au bout de cette demi-heure… Attention, audace !, sourit-on), force est de constater que tout colle, qu’en effet, dans ce film-là, le passage du plus au moins qu’ordinaire est une forme de logique.
La Rose ?
Comme l’indique son titre, L’Épée et la rose, déjà de par ce sujet bizarre du quotidien de néo-pirates, se veut une œuvre presque désuète, à la fois très ancrée dans le contemporain, de par les références musicales du groupe, leur maîtrise de l’informatique, leurs vêtements d’aujourd’hui, et tout à la disposition d’une mythologie à portée de main. Les règles de vie strictes de l’équipage du Vera Cruz sont bien celles d’un temps où chaque initiative individuelle est soumise à sa confrontation directe aux règles de la communauté, mais surtout à une possible sanction immédiate (qui sera au moins une fois la mort). Voisinage, tout au long de l’escapade, entre flottement ludique, laissant penser que tout, pour eux comme pour nous, reste un jeu et recadrage subi, un soudain esprit de sérieux conférant à la situation une vraie dimension d’inquiétude. Ce glissement constant entre légèreté buissonnière et poids du devoir est ce qui, précisément, rend tout du long L’Épée et la rose aussi captivant qu’incertain. Tout y semble d’une clarté absolue sans que rien pourtant ne garantisse longtemps que cette clarté, cette évidence ne soient pas de pures vues de l’esprit.
La (S)Cène ?
Ami et collaborateur de Miguel Gomes (La Gueule que tu mérites, 2006 ; Ce cher mois d’août, 2009), mais surtout monteur de Va et vient (2003), dernier film du génie défunt João César Monteiro, Nicolau s’inscrit d’évidence en droite ligne d’un cinéma – très local ? – de la déroute, du coq à l’âne, où tout produit de l’imaginaire trouve comme naturellement sa place dans le réel. Cinéma à la fois rigoureux dans sa structure, la composition de ses plans, la musique de son montage et soumis au risque constant de l’effondrement, de la perte de vue. Risque qui justement, comme dit plus haut, rend l’attention aux multiples propositions de L’Épée et la rose sur cette durée si peu raisonnable de 2h22 assez intermittente. Si l’on est sûr, au sortir du film, d’avoir au moins vu quelque chose de rare, pas forcément inédit mais résolument singulier, ce n’est au final que lors de la tentative de son évaluation, par exemple dans le projet d’écriture de cette critique, que se mesure vraiment la portée de ses dérives.
Notre intuition laisse penser, en ce jour de sortie en salles, que L’Épée et la Rose trouvera son public, évidemment restreint, ô combien moindre en regard de celui de films à l’extraordinaire plus tapageur (faisant comme on sait florès en cette période). Car, malgré la difficulté à l’aimer totalement, à adhérer à 100% à ses dérives au long cours, et donc se positionner vraiment pour ou contre, quelque chose de familier, de curieusement évident impose ce film comme l’une des expériences les plus passionnantes, les plus pleines de ces derniers mois. Peut-être de l’année.