Le Salaire de la peur (Henri-Georges Clouzot – 1953)

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Henri-Georges Clouzot réalise un monument. Vissé dans l’affluent de l´art nègre, de Braque et de la patte sombre du réalisateur, « Le salaire de la peur » exploite une fibre artistique fortement imprimée par les déformations formelles et organiques.

L’action se déroule en Amérique du Sud, Las Piedras. Cohabitent la sécheresse, l’aridité, la pauvreté, les hommes, pour la plupart européens, et les bêtes. Le monde est cosmopolite. De façon classique, la « latinité » du film est conçue en cohérence avec une brune passionnée, Linda, au décolleté sensuel, laissant deviner les courbes d’une silhouette excitante, les palmiers et un espace trop vaste pour être libre : comment sortir du vide ? Sans le sou, affamés, Mario, Jo, Luigi et Bimba sont recrutés pour conduire, sur plusieurs centaines de kilomètres, de la nitro, afin d’éteindre un incident pétrolier…
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Le Salaire de la peur, précédant de deux ans la réalisation des Diaboliques, est un film oppressant, grâce à l’omniprésence explicite ou implicite de la mort. Le noir et blanc et la faillite morale qu’il cristallise, une croix, un corbeau, des menaces, des flingues ou un couteau, la nitro… La mort est faite de paraboles, jusqu’à ce qu’elle finisse par encercler les personnages, et les exécuter instantanément dans le souffle d’une explosion. Les deux équipes de deux chauffeurs sont construites antinomiquement : la paire Luigi et Bimba s’entend à merveille, le pare brise du véhicule est relevé, et le motif des fenêtres sur le verre ne les disjoint pas ; a contrario Mario et Jo sont tiraillés par la déchirure du mensonge et d’un camion, micro-espace de la dichotomie et de la discorde. Jo n’est pas le dur qu’il prétendait être : dès les premiers kilomètres de route, il sue de peur, a des crampes d’estomac et se dégonfle rapidement face au danger. La réalité a rattrapé le fantasme de la surpuissance et de l’hubris. L’espace de la route joue le rôle du catalyseur : l’espace vide devient une représentation transversale de l’intériorité des personnages. Le système littéraire des métaphores du Salaire de la peur mis en place par Clouzot rend palpable le danger et la soudaineté de la mort. Le prédéterminisme et l’idée que la route n’appartient pas aux hommes, mais est un facteur de mort, dévoile ce qui n’existe pas : le courage. Pour accepter pareille mission, il faut être fou. La mort devient une expression de la vacuité et du non-sens. Un état de folie provoqué par la misère humaine dont Clouzot prend le temps de dessiner tous les contours et le moindre mouvement, dans la première heure de l’œuvre.
 
La route permet aux personnages d’échapper à l’aliénante vie du village. En cela, malgré sa froide précision, elle demeure un paradoxal espoir de liberté et d’évasion. Mario rêve de retrouver Pigalle et emmène, lors de son périple, son ticket de métro. Le péril devient synonyme d’union : après avoir fait exploser un énorme rocher leur barrant le passage, Jo, Luigi et Bimba pissent joyeusement ensemble. Jo, lui, est laissé de côté. Comme le dit Luigi, il est déjà mort. L’appréhension de la dernière fraction de vie contamine le film dans sa totalité puisque l’agonie, la prévisibilité de la mort sans souffrance, devient une jouissante expérience de camaraderie et de bonhomie. L’homme, dans ce qu’il a de plus viril et parfois de plus ridicule, se révèle. La construction humaine du film repose sur des clichés ou des banalités usées jusqu’à la corde, pour édifier les personnages comme des types. L’évocation d’un versant d’une personnalité chez l’un de ses hommes est de suite contrebalancée par son contraire : Mario est misogyne et dénigre la belle Linda ; Luigi, lui, est homosexuel : il héberge Mario, lui fait son linge, le nourrit… L’invalidité des contraires et la construction en chiasme subsument le film dans une neutralité ontologique archétypée, qui entre en réaction avec l’idée du trajet, de la progression du parcours mortel. C’est ainsi que se révèle la monstruosité de Mario qui, utilisant le camion, n’hésitera pas à broyer la jambe de Jo, coincé dans la marre de pétrole. L’agonie est devenue un jeu cruel dans l’exercice du pouvoir et de la domination. Le premier plan du film, un jeune garçon jouant avec quatre cafards, comme le nombre de conducteurs qui n’est pas sans rappeler le plan des fourmis et des scorpions de La Horde Sauvage, délivraient une anticipation pessimiste sur le devenir des personnages. La mort était déjà présente, elle rôdait. Le bestiaire impliquait d’emblée que la condition humaine des européens, prisonniers en Amérique latine, se situait dans une phase régressive. 

Le corps démodelé

L’influence de l’art nègre sur Clouzot semble se cristalliser dans Le salaire de la peur, par une simplification des traits, des silhouettes, des contours du corps. Les visages sont lisses et durs. La masculinité des traits et des différences acère les métissages et les unions. La construction archétypale de leur mental est doublée d’une construction unique de leur reconnaissance physique. L.S Senghor qualifia l’art nègre comme un art au-delà de l’image, chose que dégagent les protagonistes du films. Au-delà de l’image, l’art nègre érige la création vers le symbolsime. Au même titre que les sculptures et statuaires de l’art nègre, il semblerait que Clouzot choisisse de traiter ses personnages comme les symboles organiques d’une excursion, d’une aventure, d’une chute. Ils sont les symboles d’une vision vieillie de la masculinité. Une représentation sous-jacente, enfouie. Les tons sombres des statues ou fétiches de l’art nègre semblent trouver leur reproduction la plus éclatante dans le film de Clouzot, avec la mare de pétrole. Les corps, plongés dans l’or noir, sont unifiés et recouverts de la couleur de l’obsidienne qui les soude, les unit et les fige dans un patrimoine artistique et fétichiste. Le corps devient objet, et est inspiré par une matérialité noble et mystique. Clouzot restitue avec fidélité les éléments empruntés à ses modèles, pour ensuite les transgresser.
 
Le cinéaste semble exprimer son amour pour le style de l’art nègre dans son traitement du corps comme une totalité. Lorsque Mario porte les gallons de nitro, tout son corps se rigidifie, pour soulever avec précautions le liquide mortel. Filmer de dos, le corps figé et marchant, le choc graphique du corps et des muscles avec l’espace, semble tout à la fois unifier l’effort avec la carrière de pierres, et décoller le corps de son espace de respiration. Le corps est une donnée palpable, grâce à sa compacité imprimée sur un décor blanchâtre et baigné de soleil. Il devient, en quelque sorte, une statue de chair en mouvement, à la fois apeurée et concentrée, pour ne pas mourir. Il est transformé par l’initiation de la mission : les courbes du corps deviennent inertes, elles expriment une fossilisation athlétique qui, en ville, ne cessait de surjouer infantilement la virilité et l’orgueil dans des élans pompeux de roulement d’épaules. Le corps de Mario semble trouver une autre vérité dans la manifestation adulte de son interaction avec les objets et l’espace, et grâce à la pression de la mort et du danger. La symétrie corporelle devient une mimétique représentation anatomique, enfouie et latente. Il s’émancipe de toutes sarabandes corporelles, pour être efficace. La vie en ville fut une tare et, loin de l’urbanisme appauvri de Las Piedras, elle devient un objectif de sauvegarde et un idéal de liberté promu dans une danse macabre, formidablement mise en scène et chorégraphiée dans les deux dernières séquences du film, parallèles entre l’homme et sa finitude. La mort est ainsi disséminée dans les variations de l’asymétrie charnelle.

La mort de Jo, dont le pétrole creuse le corps et le visage pour le néantiser, ou offrir cinématographiquement un ultime seuil avant la mort, est symbolique, à cet égard. Le corps de ce dernier perd de son unité quand sa jambe gauche est broyée, dans un gros plan sur le pneu et la jante, comme si la roue du destin avait frappé, incarnée par le monstre de métal. L’inégalité du corps ainsi que la vieillesse, créent une poétique et sculpturale fin pour ce pauvre fou : le corps mis à mal devient graphiquement une texture molle. Il est déformé et amputé de son unité. Déconstruit, son aura mystique a disparu, et sa sacralisation unitaire a éclaté. D’icône de la masculinité et du genre humain dans le monde, Jo est devenu, par la cruauté de Mario, informe. Il a perdu sa constitution, sa célébration et son aura. Il perd sa faculté à miroiter et à se mimer, à cause de sa nouvelle asymétrie organique. Le corps devient un fardeau et abandonne sa promotion sacrée.

Titre original : Le Salaire de la peur

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Durée : 150 mn


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