Le Regard d’Ulysse (To Vlemma tou Odyssea)

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A., cinéaste grec exilé aux Etats-Unis depuis des années, retourne dans son pays natal et part à la recherche de trois bobines mythiques non développées des frères Manakis, pères du cinéma grec. Ce voyage le mènera à parcourir les Balkans et à s’interroger sur le véritable sens de sa quête. Ce long métrage est une […]

A., cinéaste grec exilé aux Etats-Unis depuis des années, retourne dans son pays natal et part à la recherche de trois bobines mythiques non développées des frères Manakis, pères du cinéma grec. Ce voyage le mènera à parcourir les Balkans et à s’interroger sur le véritable sens de sa quête. Ce long métrage est une sorte d’odyssée « inversée » (l’exilé de retour qui décide de se perdre) qui plonge le spectateur dans un itinéraire philosophique aux multiples ouvertures.

Film fleuve du cinéaste grec Théo Angelopoulos, Le Regard d’Ulysse est l’aboutissement d’une réflexion qui sublime le thème du regard. Déambulation métaphysique d’un homme (Angelopoulos, A., son double, et nous, les spectateurs) à la recherche d’une vérité, nous parcourons ce périple qui brise les frontières territoriales (il passe de pays en pays), temporelles (le film des frères Manakis, la scène de son enfance dans la maison familiale, l’idée même de la quête) et perceptives, pour mieux s’interroger sur le sens de l’histoire des hommes. Plongée existentielle aux confins d’une géographie entre deux mondes, entre deux rêves, entre deux temps, ce long métrage invoque la quête initiatique comme cheminement possible vers la liberté. D’un lyrisme mélancolique touchant par moment au sublime, Le Regard d’Ulysse submerge chaque interstice d’un cinéma qui revendique une poétique politisée réfléchissant sur soi, sur les gens, sur les peuples et sur le monde. Par la caméra qui porte le regard, Angelopoulos développe un concept majeur d’une grande modernité, à savoir si, dans ces temps nouveaux, il peut « continuer à voir clair ».

Ce cheminement territorial à travers des Balkans en guerre (ex Yougoslavie) fait de cet « Ulysse » moderne le témoin d’un monde qui s’aveugle. En le confrontant à l’aridité des territoires et à la dureté de la vie, Angelopoulos tisse un double dialogue. Le premier s’affirme par la confrontation aux autres, par la rencontre et l’épreuve vraiment « physique » d’un tel voyage. La réalité du monde qui lui est offerte dans ce nouveau visage par delà les fleuves et les ruines d’un pays en guerre, influence durablement son jugement. C’est au cours de cette traversée que le deuxième dialogue s’instaure. Exclusivement intérieur (le cinéaste recours régulièrement au monologue) il va modifier conséquemment son périple. Tout d’abord sur les traces où, selon toute probabilité, il pouvait trouver les trois bobines disparues, A. dérive de sa route et décide de ne pas descendre à Skopje. Il part pour Bucarest (« mes pas m’y ont mené ») et commence son propre itinéraire, qui le conduira jusqu’à Sarajevo. Cette déviation à la fois cartographique et personnelle est la conséquence immédiate d’un environnement et de sa pratique (la rencontre avec ces femmes, toutes interprétées par Maria Morgenstern, l’exécution de la famille à Sarajevo,…), de son poids historique doté d’une symbolique forte (scène irréelle ou une statue de Lénine est transportée sur une péniche). Le regard du « héros » s’échappe ainsi d’un itinéraire tracé par les frères Manakis presque un siècle plus tôt, pour emprunter un parcours unique entre fascination et douleur. Dans les méandres topologiques de cet itinéraire, le cinéaste explose les codes narratifs pour nous livrer une des plus belles réflexions sur le siècle qui vient de s’écouler.

Afin de comprendre cette odyssée contemplative, il faut rappeler le cheminement cinématographique d’un réalisateur attaché à l’idée de la disparition (le père dans Paysage dans le brouillard (1988) ; l’homme politique dans Le Pas suspendu de la cigogne (1991) ; le bonheur dans L’Eternité et un jour (1998)). Ce spectre de la disparition motive une histoire, construit une problématique et structure une narration. En développant avec puissance et harmonie les passerelles entre des « territoires arpentés» et des « territoires intérieurs » qui se répondent constamment, le cinéaste multiplie les possibles d’un regard qui expose et se questionne. Les certitudes s’affrontent pour que le scepticisme optimiste triomphe. Dans le monologue final, notre héros parle de revenir avec les habits et le nom d’un autre. Son regard est de toute évidence troublé, car perdu dans les destins de ceux qu’il a croisés.

Afin de saisir cette chronologie du double mouvement, Angelopoulos propose une mise en scène axée principalement par la composition de plans-séquences. Il y adjoint de lents travellings entrecoupés de plans fixes pour que des plages d’immobilité servent de respiration entre les mouvements. L’utilisation du plan-séquence permet d’englober naturellement le personnage interprété par Harvey Keitel dans les différents environnements. La durée instaure une posture de « l’observant » et rapproche l’implication du personnage et des spectateurs. L’exil est ainsi vécu comme une suite de tableaux qui ouvrent sur chaque étape d’un périple assez mouvementé. La scène de l’exécution gratuite sur un chemin de terre plongé dans un épais brouillard démontre la force d’une telle immersion. Si Angelopoulos ne prend aucun risque politique (la famille assassinée est juive et non serbe, croate ou musulmane) il exprime parfaitement la violence entre des peuples censés être frères.

Cette mise en scène capture remarquablement bien la topographie en historicisant chaque lieu (thème récurrent chez Angelopoulos) qu’il confronte avec l’idée d’un vécu, passé ou présent. A. rencontre trois femmes au cours de son itinéraire. Parabole de l’Odyssée d’Homère, ces femmes sont liées au territoire emprunté par le personnage, comme le fantasme des bobines participant à la réflexion d’un homme poussé à aller jusqu’au bout de son entreprise. Les femmes constituent alors un canevas métaphorique du Regard d’Ulysse. En associant quatre femmes (la femme qui attend, référence à Pénélope ; l’amante qui le suit et qu’il doit néanmoins quitter, référence à Calypso ; la femme qui est liée à la terre par la mort et qui l’habillera des vêtements de son défunt mari, référence à Circé ; la jeune innocente qui se fera assassinée avec sa famille, référence à Nausicaa) au parcours de A., le cinéaste établit une correspondance avec le cycle de la vie (de la mère dans la seule scène imaginaire du film à la jeune fille).

Le périple se termine par la scène de l’exécution. Comme dit précédemment, le point de vue politique est mis de côté, Angelopoulos s’intéressant avant tout à la symbolique de la perception. La scène, plongée dans un épais brouillard, veut nous faire réfléchir sur ce qui est là, si près de nous, mais ignoré ou mal retranscris. En construisant l’un des plus beaux plans-séquences du cinéma sur l’horreur d’un crime absurde, Angelopoulos développe les notions relatives du « voir », du « savoir » et du « devoir ». En citant Dieu dans la bouche d’un exécutant, « Je vous renvoie au créateur, responsable de ce sacré bordel », le cinéaste déresponsabilise volontairement la main de l’homme et plonge l’humanité dans une barbarie qui frappe de plein fouet A. Nostalgique d’un temps où tout était possible, le siècle à charrier beaucoup de honte, de désillusion et de questionnement.

Pour A., c’est bien la fin de son voyage et le commencement d’un autre, tout aussi fondamental.

Titre original : To Vlemma tou Odyssea

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Durée : 172 mn


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