Le Plaisir (Max Ophüls – 1952)

Article écrit par

En 1952, Max Ophüls adapte Maupassant et délivre son oeuvre la plus accomplie. En déclinant le thème du plaisir en trois histoires, il ouvre une véritable réflexion sur la société et ses idéaux de bonheur et de jouissance. Un vrai bijou qui porte le cinéma à sa perfection – à voir, revoir et méditer !

Architecture

Ophüls choisit lui-même trois nouvelles de Guy de Maupassant qu’il réunit sous un même titre : Le Plaisir. Titre fort ambigu que celui-ci, qui laisse penser qu’Ophüls célèbre la jouissance. Or il n’en est rien ; en bon pessimiste, il développe plutôt l’idée d’un plaisir pulsionnel inquiété par des idées apparemment fragiles, auxquelles les protagonistes se trouvent confrontés.
Ici, le plaisir est essentiellement sensuel, sexuel, et correspond à la satisfaction des désirs et des besoins. Cependant, il rencontre différentes forces qui entravent cet appel à la volupté, et qui sont successivement abordées dans trois histoires : l’amour et le temps d’abord, avec "le Masque", consacré à celui que porte un ancien séducteur, aujourd’hui vieillard, pour courir les Palais de la Danse. La pureté et la foi ensuite, avec "la Maison Tellier", maison close dont les pensionnaires, menés par la digne Madame Tellier, partent à la campagne assister à une première communion. La mort et le remords, enfin, avec "Le Modèle", couple de jeunes artistes qui s’aiment à la folie, jusqu’au jour où la lassitude s’installe.

Ophüls propose là une lecture très libre des nouvelles de Maupassant, desquelles il a extrait l’essentiel, pour ensuite réinsuffler les thèmes qui lui sont chers. Le film n’est donc en aucun cas une illustration soignée et consensuelle des nouvelles ; ce n’est pas non plus une succession de sketches séparés les uns des autres – le morcellement de la construction n’est qu’apparent, et le film a plutôt la forme d’un triptyque, tel qu’en peignaient les artistes du Moyen Age, dans lequel le volet droit et gauche répondent symétriquement au panneau central. N’en déplaise aux critiques de l’époque, la construction du Plaisir n’est en rien bancale, son architecture est parfaitement cohérente avec, pour relier subtilement les trois parties, un narrateur. Ce personnage d’ombre qui affirme «aimer les ténèbres», renvoie certes à l’origine littéraire du film, mais emmène celui-ci bien plus loin.

Géographie

Tout commence donc par une voix. Trouvaille géniale que déploie Ophüls dans l’ouverture : sur un fond d’écran qui reste noir durant de longues secondes, une voix se fait entendre : c’est Maupassant lui-même, qui s’installe aux côtés du spectateur et qui lui indique la perspective à partir de laquelle regarder les affaires des hommes.
Il annonce le thème qui va être développé – la recherche du "gros" plaisir, le " tapageur, un peu crapuleux, frotté de débauche ". La caméra accompagne cette introduction et entame une virée dans un bal musettte où un homme entre et se lance dans une danse effrénée. Cette première séquence du film est mythique : de plan-séquences vertigineux en combinaisons de panoramiques et de travellings d’une totale fluidité, la caméra ne se fixe jamais, et valse littéralement avec les personnages. Le regard trouve son chemin dans ce mouvement irrésistible, et saisit bien des choses sur ce lieu où les plaisirs s’expriment : l’incroyable diversité des habitués révèle en fait une foule animale en "quête de chair fraîche".

Ainsi, le plaisir est avant tout lié à un endroit précis. Au Palais de la Danse ici, mais aussi à la Maison Tellier, jusqu’aux galeries et ateliers des artistes, le film jette la lumière sur ces lieux où convergent les prétendants au plaisir. Ceux-là y sont comme irrésistiblement attirés, vivant le moindre obstacle dramatiquement : les portes du bal sont prises d’assaut, la Maison Tellier semble toujours ouverte – exceptionnellement fermée, elle laisse ses clients dans la stupeur. Le plaisir se cristallise donc dans un espace géographiquement délimité, qui concentre en lui toutes les promesses de satisfaction des désirs, et transforme la zone en un véritable aimant de bruits et de lumières, où vient s’écraser une humanité en quête, et dont la seule approche procure une exaltation fiévreuse mais abstraite, car faite essentiellement d’espoirs de plaisirs, confondus avec le bonheur.
La technique particulière d’Ophüls – mobilité « féérique » de sa caméra et interposition d’objets et de parties de décor entre cette caméra et les personnages – sert une vision lucide du monde. Ainsi, le danseur du bal montre son vrai visage, celui d’un vieillard essoufflé, chez qui ne subsiste plus que la volonté de tromper le temps. Ainsi des activités de la Maison Tellier, qui ne sont vues que de l’extérieur, de derrière les fenêtres. Ainsi, enfin, du modèle dont le peintre amoureux n’aime rien tant que de la sculpter, la figeant dans des objets de plaisir visuel. Les femmes sont les objets du désir, et restent pour cela confinées dans l’espace, toujours mieux enfermées dans leur rôle.

Morale

C’est que le réalisateur franco-allemand crée à la manière d’un auteur de fables. Son point de vue moraliste est rendu par la voix off, qui apporte la leçon finale : le bonheur n’est pas gai. En effet, pour tous les âges, le plaisir est facile mais contrecarre presque toujours le vrai bonheur qui, lui, est une longue patience, non une tourbillonnante folie. Or, la tentation est grande pour l’être humain de se laisser aller à la griserie du mouvement, à la joie factice du plaisir.
Ophüls délivre cette morale, avec tout l’aboutissement de son art, énergique, ironique, mais jamais pontifiant. Il donne à chacune des histoires un ton majeur qui reparaît en mineur dans les deux autres : mélancolie dans la première, ironie et jubilation dans la deuxième, tristesse morbide dans la dernière – tous ces tons conduisent inexorablement à cette gravité à laquelle, dans l’univers d’Ophüls, l’homme ne peut échapper, même s’il a passé toute son existence à la fuir.

Il appuie en outre ces tonalités par une série d’effets de contraste : le plaisir étant avant tout masculin, il s’agit d’en montrer le contrepoint, féminin. Deux mondes se confrontent ainsi : celui du bonheur, assimilé au plaisir, et celui de l’amour (c’est l’épouse résignée qui attend chaque soir son vieux mari parti danser au bal) ; celui des espaces clos et celui des espaces ouverts : sorties de la Maison Tellier, les filles découvrent la pureté de la nature ; celui du bruit des lieux de plaisir et celui du silence de la nuit campagnarde, qui empêche les femmes de dormir. Pourtant, à sa fin, le film offre la possibilité aux femmes de se rebeller : de la résignation passive de l’épouse du masque, aux épiphanies spirituelles des femmes de joie, le film se clôt sur la rebellion du modèle qui refuse d’être rejetée par le peintre et se jete par la fenêtre, scellant alors leur destin commun (malgré ses jambes brisées, il accepte de l’épouser). Echapper à l’illusion du plaisir passe donc par une remise en cause du regard qui le porte – tout ce à quoi s’emploie Ophüls avec une radicalité suave.

Par tous ces aspects, Le Plaisir constitue l’un des films les plus brillants d’Ophüls, où la beauté et la virtusosité de la mise en scène servent avec équilibre sa vision personnelle du monde. Tout à la fois léger et grave, il représente un des sommets du cinéma français.

Lire aussi

L’Aventure de Madame Muir

L’Aventure de Madame Muir

Merveilleusement servi par des interprètes de premier plan (Gene Tierney, Rex Harrison, George Sanders) sur une musique inoubliable de Bernard Herrmann, L’Aventure de Madame Muir reste un chef d’œuvre inégalé du Septième art, un film d’une intrigante beauté, et une méditation profondément poétique sur le rêve et la réalité, et sur l’inexorable passage du temps.

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Autopsie grinçante de la « dolce vita » d’une top-modèle asséchée par ses relations avec des hommes influents, Darling chérie est une oeuvre générationnelle qui interroge sur les choix d’émancipation laissés à une gente féminine dans la dépendance d’une société sexiste. Au coeur du Londres branché des années 60, son ascension fulgurante, facilitée par un carriérisme décomplexé, va précipiter sa désespérance morale. Par la stylisation d’un microcosme superficiel, John Schlesinger brosse la satire sociale d’une époque effervescente en prélude au Blow-up d’Antonioni qui sortira l’année suivante en 1966.

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

En 1958, alors dans la phase de postproduction de son film et sous la pression des studios Universal qualifiant l’oeuvre de « provocatrice », Orson Welles, assiste, impuissant, à la refonte de sa mise en scène de La soif du mal. La puissance suggestive de ce qui constituera son « chant du cygne hollywoodien » a scellé définitivement son sort dans un bannissement virtuel. A sa sortie, les critiques n’ont pas su voir à quel point le cinéaste était visionnaire et en avance sur son temps. Ils jugent la mise en scène inaboutie et peu substantielle. En 1998, soit 40 ans plus tard et 13 ans après la disparition de son metteur en scène mythique, sur ses directives, une version longue sort qui restitue à la noirceur terminale de ce « pulp thriller » toute la démesure shakespearienne voulue par l’auteur. Réévaluation…