Un mineur, Ralph Burton (Harry Belafonte), reste coincé sous terre pendant plusieurs jours. Il attend des secours qui tardent à venir. Les bruits sécurisants de pioches devant le ramener en surface s’estompent, pour finalement s’éteindre complètement. Burton creuse son trou, atteint de nouveau le soleil mais pas l’humanité. Sérieusement amoché par une catastrophe nucléaire, l’Homme a presque complètement disparu. Ralph atteint New York, vide de présence, habité uniquement par ses échos. Une jeune femme, Sarah Crandall (Inger Stevens), sort de sa cachette, une amitié naît entre les deux rescapés, la suite raconte l’évolution de cette relation, piratée par un troisième larron.
Pouvoir aimer The World, the Flesh and the Devil, c’est accepter de le couper en deux, d’en extraire cette errance de 40 minutes à la limite du contemplatif. Jusqu’à l’intrusion du personnage féminin, Burton avance seul dans un New York exsangue, passionnant de solitude, magnifié par de larges échelles de plan, miniaturisant Belafonte sans jamais l’occulter, ni le mépriser. The World, the Flesh and the Devil donne à voir un romantisme urbain, strié par les actions de Ralph Burton. Belafonte pleure, parfois, sonne une cloche d’église, aménage son coin de vie, rallume un bout de quartier… Déjà l’introduction, Burton coincé dans son trou, témoigne d’une indubitable force plastique, éprouvante pour le spectateur. L’eau visqueuse, l’humidité collante, Belafonte démembré par le montage, aucun doute, Ranald MacDougall sait filmer l’étouffement.
Mais bien vite, l’enjeu dominant, la défense des droits civiques (l’affaire Rosa Parks tout ça, tout ça), pose ses grosses pattes sur le film. Belafonte, producteur du long métrage, use du film catastrophe pour renfermer ce problème sociétal dans un message rapide, moral, abrutissant d’évidence : le racisme c’est pas bien. Comme dans Odds Against Tomorrow (traduit ignoblement par Le Coup de l’escalier, 1958), Belafonte noie les genres (film catastrophe et film noir) dans ses obsessions d’alors. Le problème n’est pas tant la nature du sujet – tout à fait louable – que sa réduction didactique. La série de dialogues entre Belafonte et Stevens peine à convaincre. Simple esquisse d’un projet militant ambitieux, ces séquences posent à la va-vite une critique molle des problèmes raciaux encombrants les États-Unis des années 50.
Le film s’effondre quand le troisième survivant, Benson Thacker (Mel Ferrer), grossit la population de ce New York post-atomique. L’antiracisme est toujours là, survient entre deux discussions bien viriles, censées déterminer le futur possesseur du cœur et du corps de Sarah. Mais de nouveau le film dérive, sans trouver son quai. En aérant son huis clos, The World, the Flesh and the Devil s’enfonce dans une lutte animale pour la survie de l’espèce. Deux hommes, une femme, une lutte… Pas besoin d’un dessin. Le bestial jaillit et tout s’embrouille. Benson veut Sarah, Sarah veut Ralph, Ralph hésite, puis finir par désirer Sarah. Le conflit éclate, course-poursuite stérile et veule à travers la ville. Ou est passé le premier film ?
Une seule idée vient pourtant sauver la production Belafonte du naufrage total. Quand Ralph Burton sent poindre l’amour chez Sarah, il se laisse entraver par des siècles de ségrégations raciales et refuse les avances de son amie, « people might talk« , lance-t-il. Même dissoute, la société américaine, son poids, demeure ancrée en lui. Mais c’est peine perdue, trop tard, le film a déjà coulé…
The World, the Flesh and the Devil articule très mal son militantisme, déçoit dans ses virages. Tout se transforme et tout se perd. À chaque ajout de personnage, le film quitte sa première belle substance, sans négocier ses transfigurations. Film solitaire ? Militant ? Bestial ? Un peu tout à la fois, hélas.