Le Jour du vin et des roses (Days of Wine and Roses – 1962)

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Un homme, une femme, l’alcool : un ménage à trois destructeur, filmé avec violence et finesse.

Pour Blake Edwards et Jack Lemmon, rois de la comédie, Le Jour du vin et des roses répond d’abord à un défi : prouver aux spectateurs et aux critiques qu’ils ne sont pas seulement des amuseurs, mais qu’ils excellent aussi dans une veine dramatique. Cette volonté de rupture n’a pas toujours produit de grands films. Risque de la performance, du sérieux appuyé. Les deux compères ne ménagent d’ailleurs pas leur peine, choisissant un thème délicat – l’alcoolisme – et une forme sensible – le mélo didactique. Une histoire édifiante, un couple en perdition… Rien de tel pour amollir les cœurs, séduire l’industrie des mouchoirs et l’académie des Oscars. Une recette éprouvée. Sauf que… Sauf que Blake Edwards, buveur invétéré, connaît bien son sujet. Sauf que Jack Lemmon, avant d’être un clown triste, est un immense acteur. Tous deux apportent humanité et profondeur à un récit classique, rejettent le discours moralisateur pour livrer une œuvre personnelle, lucide et nuancée.

Joe travaille dans les « relations publiques ». En théorie, il doit mettre en valeur l’image de ses clients. En pratique, il leur fournit des « filles » pour des soirées privées. Un métier qui rapporte, mais qui ne lui plaît guère. Un métier qui l’oblige surtout à enfiler les verres. D’abord en société, pour nouer des contacts. Puis à son domicile, pour se vider la tête. Au cours d’une fête, il rencontre Kirsten, dont il tombe amoureux. La jeune femme ne boit pas. Seul vice connu : une addiction au chocolat. Bientôt ils se marient, donnent naissance à une fille. Et ils vécurent heureux ? Pas très longtemps… Mal dans sa peau, Joe puise dans la bouteille une illusoire consolation. Il rentre tard, ivre et honteux, ne supporte pas le regard de son épouse, qui reste sobre en permanence. Accablée de reproches, Kirsten commence à lever le coude. D’abord pour accompagner son mari. Ensuite par habitude. Petit à petit leurs trajectoires s’inversent…

 

Avec un tel scénario, difficile de ne pas songer au Poison de Billy Wilder, qui fut le premier à traiter de front l’alcoolisme en 1945. Les deux films auscultent la maladie avec un certain réalisme, déroulant toutes ses phases : euphorie passagère, obsession dévorante, paranoïa et hallucinations, internement, sevrage forcé et crises de manque, guérison et rechutes… Les différences restent toutefois nombreuses, et Blake Edwards se montre souvent plus fin que son aîné. Ecrivain raté, le héros du Poison noyait dans la boisson son manque d’inspiration. Dans Le Jour du vin et des roses, Joe n’a pas cet alibi « littéraire » et son état ne renvoie à aucun cliché romantique. Sa déchéance n’est pas vécue comme une autodestruction solitaire, mais plutôt comme un engrenage social, lié à son mode de vie, aux conditions de sa profession. Par ailleurs, Wilder présentait l’amour comme une alternative, et Ray Milland pouvait compter sur le soutien de sa compagne pour lutter contre ses démons. Chez Blake Edwards, le couple se révèle au contraire un facteur aggravant, l’homme et la femme s’entraînant vers le bas, selon un principe de contamination. L’alcool circule ici comme un virus, soudant Joe et Kirsten avant de les détruire. Car si Le Poison s’achevait sur un happy end douteux et peu crédible, Le Jour du vin et des roses se clôt sur une note plus cruelle : pas de remède miracle ni d’heureuses retrouvailles. Dans une rue obscure, le néon d’un bar clignote à l’infini, planant comme une menace constante au-dessus des personnages.

Blake Edwards conduit habilement son récit. L’alcool ne s’impose pas tout de suite comme un motif central. Joe apparaît certes un verre à la main dès les premières scènes, mais le cinéaste n’insiste pas sur ce détail, traité comme un simple accessoire. Le spectateur n’y prend pas garde, tant les conventions hollywoodiennes ont banalisé cette situation : à l’écran, nous avons l’habitude de voir les plus grandes stars enchaîner les cocktails sans perdre leur équilibre. Le film part donc sur une fausse piste et sur un rythme de comédie, avec des quiproquos et des répliques qui claquent. La présence de Jack Lemmon tisse encore un lien fort avec l’univers de Wilder. L’ouverture sur le yacht rappelle les turpitudes de Certains l’aiment chaud, tandis que le héros paraît tout droit sorti de La Garçonnière – petit homme à chapeau, survolté et soucieux de plaire, esclave volontaire d’un capitalisme immoral. Au sommet de son art, l’acteur transforme chaque séquence en pitrerie verbale ou gestuelle.

Sa liaison avec Lee Remick devrait orienter l’intrigue vers un registre sentimental : elle la fait pourtant basculer dans une noirceur terrible. Leur premier rendez-vous galant ne débouche nullement sur un baiser au clair de lune, mais sur une discussion morbide et dépressive : surplombant une baie, ils évoquent leurs origines familiales, leurs frustrations et leurs échecs. Ils ne se regardent pas dans les yeux, observent leur reflet déformé dans l’eau douteuse. Ce sont deux solitudes qui s’apprivoisent, et leur relation semble d’emblée tragique. Kirsten explique à Joe qu’elle traîne souvent ici le soir : « j’attends le monstre marin qui m’emportera dans les profondeurs. » Elle ne sait pas encore que le « monstre marin » se tient à ses côtés, dans une fiole de whisky. Sur un ton mélancolique, elle déclame les vers du poète décadent Ernest Dowson, qui donnent son titre au film : « Ils sont courts, les jours du vin et des roses. / Notre chemin émerge un temps hors des brumes d’un rêve… / Puis s’évanouit dans un rêve. »

 

« Notre chemin émerge un temps… puis s’évanouit »… Le Jour du vin et des roses avance de même, par blocs, fixant chaque étape de la vie de Joe et Kirsten, ainsi que leur progressive déchéance. Les ellipses, brutales et fulgurantes, compressent les années et soulignent de façon saisissante leur santé déclinante. Blake Edwards dépeint avec justesse les diverses failles qui poussent ses deux héros à s’imbiber : perte d’amour-propre, sentiment tenace de culpabilité, impression de vide et d’inutilité. Ils développent également un complexe d’infériorité, rêvant d’un rang qui leur échappe. Né de parents forains, Joe voudrait exercer un métier plus « classe » et se retrouve contraint à « faire le maquereau » : une position humiliante, qu’il vit douloureusement. Fille unique d’un paysan bourru, Kirsten n’a de son côté pas suivi d’études. Elle se cultive en apprenant par cœur les nombreux tomes de La Littérature mondiale de A à Z. Autant de connaissances qu’elle ne met jamais en pratique, puisque son chef la traite comme une potiche. Rabaissés, Joe et Kirsten n’obtiennent aucune reconnaissance, et se dévalorisent sans cesse. Virés, marginalisés, ils se métamorphosent en « loques ». S’avilir pour mieux se haïr, voilà leur credo masochiste. « Hit me again » répète d’ailleurs Joe aux serveurs, avec une ironie amère, en jouant sur les mots pour repasser commande : un « coup » de trop peut aussi mettre K.O.

Si Blake Edwards dénonce les ravages de l’alcool, il ne réalise pas un vulgaire spot de sensibilisation, ni un éloge de la modération. Il filme les effets néfastes de l’ivresse, mais aussi son côté agréable, la joie éphémère qu’elle suscite. Pour Joe et Kirsten, la voie de la rémission paraît d’autant plus difficile qu’ils doivent s’abstenir d’un plaisir, accepter la réalité sans aucun dérivatif. « Le monde me semble moche quand je ne bois pas » avouera la jeune femme, refusant d’abandonner totalement ses penchants. Le cinéaste sait bien que l’optimisme béat ne sauve pas les malades, que le secret de la vie en rose ne se trouve pas dans une source d’eau fraîche ou dans un bol de lait. A l’inverse, il ne sombre pas non plus dans la complaisance, et ne présente jamais leur sort comme une fatalité. Plus volontaire, mieux épaulé, Joe finit par s’en sortir. Le Jour du vin et roses ne distribue pas les bons et mauvais points, ne montre ni héros ni victime. Il ne prétend pas non plus apporter de réponse magique au problème de l’alcoolisme. Il décrit simplement son mécanisme, avec patience et compassion.
 

Titre original : Days of Wine and Roses

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Durée : 117 mn


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