Le Direktor (Direktoren for det Hele)

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Dès le début du film, s’amorce une voix off destinée à resituer le récit qui va suivre. Il s’agit tout simplement de Lars von Trier, qui se met ainsi lui-même en scène et nous affirme sa volonté de faire un film « sans danger », juste une petite comédie anodine à la visée « artistique […]

Dès le début du film, s’amorce une voix off destinée à resituer le récit qui va suivre. Il s’agit tout simplement de Lars von Trier, qui se met ainsi lui-même en scène et nous affirme sa volonté de faire un film « sans danger », juste une petite comédie anodine à la visée « artistique » et politique réduite. Par la suite, le cinéaste ponctuera son film de petites interventions en voix off, commentant les situations, prenant du recul sur les personnages, annonçant parfois la progression de l’intrigue. Breaking the waves, Dogville et Manderlay étaient structurés comme des œuvres littéraires chapitrées, avec notamment une référence prégnante à la Bible. Le Direktor ferait quant à lui penser à un conte pour enfant, de ceux introduits par un narrateur omniscient qui ouvre et clos le récit par des mots d’une extrême simplicité.

Il était une fois… l’histoire d’une société d’informatique, quelque part au Danemark. L’homme qui la dirige a décidé de la vendre en catimini aux Islandais, sachant que juridiquement, ce n’est pas lui le directeur. Il n’y a tout simplement… pas de directeur, car notre homme, par lâcheté, a inventé un homme d’affaires très pris par ses occupations sur le sol américain et prenant toutes les décisions impopulaires par emails signés « Le directeur ». Pourtant, il faut un directeur pour signer le contrat de vente. C’est à un acteur au chômage qu’est dévolu ce rôle…

La mise en situation est donc bien farfelue, Lars von Trier ne nous avait pas menti. Le comique s’appuie surtout sur des dialogues fort percutants, avec des personnages très caricaturaux mais bien ciselés (l’acteur à côté de ses pompes, le patron lâche qui aimerait se faire aimer de tous ses employés, parmi lesquels un bègue, une folle, une nymphomane,…). L’ironie et la satire font penser aux grandes comédies de Lubitsch, avec cependant un peu moins de talent. Le Direktor oscille entre le bon et le brillant, ne laissant aucune place à quelconque temps mort. Pas d’humour graveleux (ou presque), peu de vulgarité, beaucoup d’intelligence dans la mise en tension des situations, avec notamment des dialogues de haute volée : voici donc un vent de fraîcheur qui souffle sur le genre comique.

Restent deux questions qui sous-tendent le film. On pourra tout d’abord s’interroger sur le bien-fondé de l’intervention du cinéaste lui-même. Ses paroles semblent faire acte d’humilité. Pourtant, le principe en lui-même pose problème, car von Trier paraît s’adresser directement à ses détracteurs et se mettre lui-même en abyme. Lars von Trier prétend vouloir se moquer de lui-même, mais c’est surtout des autres dont il se moque. Lui se donne tout les droits, notamment de prendre un ton libertaire qui fait penser à celui de la Nouvelle vague, avec force de faux raccords et de moments de complicité, toujours un peu factices, avec le spectateur. De là à extrapoler une arrogance sans borne, il n’y a qu’un pas qu’il sera allégrement permis de franchir. Comme si le cinéaste répondait à ceux qui l’avaient virulemment critiqué : « Vous n’avez pas aimé mes précédents films ? Eh bien voici quelque chose de nouveau, de toute façon je peux et je sais tout faire ». Difficile d’interpréter autrement la pique lancée ouvertement au Dogme 95, à travers laquelle von Trier se moque de lui, mais surtout de tous ceux qui ont débattu à grands coups de principes et d’idées sur l’intérêt « artistique » de ce mouvement.

Le seconde question est encore plus directe : Lars von Trier ne serait-il pas en train de nous mentir ? Est-il réellement capable de nous livrer avec Le Direktor une comédie gentille n’ayant pour intention que de nous divertir ? Comme dans Les Idiots, autre comédie acerbe du cinéaste, un fil conducteur semble s’imposer (dans Les Idiots, l’intégration des handicapés dans la société, dans Le Direktor, la vie de l’entreprise et le rachat d’une firme par une autre), sans que ce canevas ne soit suffisant pour proposer une réelle réflexion. Mais comme dans Les Idiots, le dénouement du Direktor nous interpelle. Comment ne pas voir dans cet acteur a priori pathétique, mais qui finit par avoir dans ses mains le sort de tous ses compagnons de route, une reprise de la figure de la Grace de Dogville et Manderlay (à un degré de répulsion moindre) ? N’est-il pas le Juge, le grand décideur, l’anti-démiurge qui, au lieu de créer, détruit ? N’est-il pas ce personnage qui se joue des notions morales de Bien et de Mal dans une ultime pirouette où seul son ego est rassasié ? Comment également ne pas voir dans la réplique « Je te pardonne », prononcée lors de cette même séquence de dénouement, l’évocation de toute la réflexion théologique qui traverse l’œuvre du cinéaste ? Sans compter que Lars von Trier lui-même propose une piste de réflexion, cependant embryonnaire, sur la fonction de l’art en tant qu’élément déclencheur et révélateur des actions humaines.

Ainsi, la réponse est catégorique : non, Le Direktor n’est pas une « petite et gentille » comédie. Autre langage cinématographique, autre genre, autres personnages, autres mises en situation, mais voici une nouvelle fois un film diaboliquement intelligent parsemé de références aux éléments permanents de l’œuvre même du cinéaste. Lars von Trier est donc bel est bien en train de nous mentir, mais qu’importe, car c’est un grand menteur, peut-être le plus doué de sa génération.

Titre original : Direktoren for det Hele

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Durée : 100 mn


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