Le bateau phare

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Le bateau-phare est la métaphore flottante des turpitudes conflictuelles qui agitent les êtres humains. Dans ce huis-clos maritime traversé de turbulences, Jerzy Skolimowski met à nu la psychologie de l’homme, bon ou mauvais, confronté aux éléments comme aux événements. Houleux. En version restaurée.

« Le devoir, je tiens cela pour de la prétention aveugle. On fait inévitablement des choses qu’il n’exige pas » Siegfried Lenz

Le bateau-phare, vigie au grand large et sentinelle éclairante

Un bateau-phare ou bateau-feu est une infrastructure flottante qui ne maîtrise pas les éléments marins mais qui est commandée par eux, qu’ils soient déchaînés ou non. L’embarcation est une vigie au grand large, une sentinelle lumineuse, ballottée dans un roulis incessant et qui se porte au devant des naufragés à la dérive comme une balise de sauvetage perdue dans l’immensité aqueuse de l’océan.

Les bateaux-phares flottaient et dérivaient en haute mer là où les phares ne pouvaient être édifiés. Ils tenaient leur cap contre vents et marées pour guider les navires en détresse vers des eaux plus sûres, à l’écart des bancs de sable ou des champs de mines.

La contribution du bateau-phare à la sécurité en mer ne frappe pas d’emblée l’imagination en raison de sa position offshore qui le place hors de vue de la population. Les bateaux-phares étaient invisibles sauf de ceux dont la survie dépendait d’eux, les marins de passage naufragés en difficulté. Un bateau dépourvu de moteur dérivant au large sans but est de peu d’intérêt mais le bateau-phare demeure une exception. Il se confond avec ses balises et devient une énorme barge dérivante tanguant sur elle-même comme le lent travelling arrière qui clôt le film le laisse découvrir.

Nimbé de nappes brumeuses, le bateau-feu est le personnage central du film avec sa charpente métallique caractéristique qui grince de tous ses membrures.

 

 

Trois hommes dans un bateau(-phare)

Jerzy Skolimowski choisit d’adapter le roman de l’écrivain humaniste allemand Siegfried Lenz en oblitérant l’arrière-plan de la seconde guerre mondiale et la culpabilisation allemande sous-jacente pour les crimes de guerre très prégnant dans le roman éponyme. En lieu et place de la mer baltique, il situe l’action du film sur les rives côtières de Norfolk en Virginie ; en déplaçant par là même le focus initial.

Ici, la métaphore est éclairante : le bateau-phare est une prison brinquebalante. La vie sur un navire entravé ressemble à une vie dans une prison avec le risque de se noyer. L’équipage de l’« Hatteras » porté à secourir un canot à moteur échoué sur une mer d’huile va se laisser surprendre par trois gangsters animés des pires intentions qui vont bouleverser le quotidien immuable de ces hommes de la mer enchaînés à une embarcation ancrée en eaux profondes. Le récit est enclavé comme ses protagonistes et les tensions sourdent de toutes parts. La dérive du bateau est dès lors calquée sur celle des intrus qui l’envahissent.

Skolimowski, par une forte caractérisation des personnages du roman et la façon dont ils évoluent dans l’habitacle et le décorum de cette immense bâtisse flottante parvient à créer un suspense psychologique en l’amplifiant ; propice à installer un climat de tension épidermique où les affrontements et les querelles d’ego  dégénèrent en épreuves de force dans un confinement  électrisant.

L’habitacle du bateau sert de décorum qui sous-tend l’action soutenue du thriller se déplaçant dans tous les recoins de la construction flottante : les coursives, le bastingage, le pont, les quartiers des marins arrimés à leur navire stationnaire pour le meilleur comme pour le pire. Et c’est le pire qui les attend.

 

 

« Il ne faut pas lier un navire à une seule ancre pas plus qu’une vie à un seul espoir » Victor Hugo

« Mon père était un capitaine dans les gardes-côtes. Il m’a appris le respect pour les hommes en uniformes… » commente par antiphrase la voix off d’Alex (Michael Lyndon), le jeune fils dévoyé du capitaine Miller tandis que deux officiers de police le libèrent de ses menottes pour le livrer entre les mains attentionnées de son père qui , après des années, retrouve sa progéniture à l’incipit du film.La voix off du narrateur, en recourant à l’imparfait, relate l’histoire de son père quand celui-ci est déjà mort.

Alex endosse la conscience du candide par son rôle de narrateur.La voix du hors champ épouse son point de vue immature et manquant singulièrement de prise sur les événements dans lesquels il se trouve immergé contre son gré. Il en vient à commenter les circonstances de la mort inéluctable d’un père ancré dans d’inamovibles certitudes à son corps défendant : « Mon père m’a dit un jour qu’un bateau n’est pas seulement fait pour naviguer mais c’est quelque chose qu’un homme sert » En s’exposant à bout portant aux balles de Caspary, Miller sauve son honneur et remporte une victoire morale qui lui permet de reprendre l’ascendant sur son équipage et son fils même si, pour y parvenir, il doit en payer le tribut le plus exorbitant.

Skolimowski exprime à travers la personnalité troublée du jeune fils prodigue (Alex n’est autre que son fils biologique dans la vie) son attirance quasi magnétique  envers  cette jeunesse effervescente, impatiente,rebelle et désincarnée qu’il n’a jamais cessé de représenter dans ses films en s’auto-portraiturant en temps voulu dans son inaptitude non-conformiste à grandir .

Au terme de cette expérience initiatique limite où il va découvrir l’altérité mais aussi la duplicité de l’homme, il est prêt à se forger une vie d’adulte responsable.

Le film oppose deux conceptions de pères à l’adolescent en quête identitaire : un père putatif et un père biologique.

Caspary (Robert Duvall) est un dandy sudiste homosexuel et narcissique à la mise soignée et l’affabilité volontiers cynique. Il incarne la séduction sinistre du chaos dans sa façon doucereuse de susurrer entre ses dents, flanqué de ses deux sbires psychopathes.

 

 

Passivité héroïque versus héroïsme bravache

Miller (Klaus Maria Brandauer), à l’instar de Skolimowski est un émigrant, un nomade, un apatride. Homme de la mer, il n’a pas à proprement parler de terre d’élection. Son bateau marque les limites de son territoire. La servitude à son devoir de marin le retranche dans une détermination farouche et obtuse de non-violence implicite. Sa vocation ne peut être partagée par son fils pour qui elle reste un insondable mystère. Il s’oppose à l’usage des armes dans l’espace vital de son navire même lorsque cette solution s’avère être la seule envisageable face aux exactions des criminels qui envahissent le bateau comme les rats pour semer le grabuge et accessoirement la mort dans leur sillage.

Garant de son équipage, il entend préserver sa vie au même titre que sa propre existence. C’est pourquoi il se plie docilement à la règle qui le désigne comme le seul maître à bord après Dieu et tient en profond mépris l’héroïsme bravache qu’il considère comme un avatar de l’égotisme le plus vain. Lui se résout à une passivité héroïque attentiste du au traumatisme d’avoir abandonné l’équipage de son destroyer à l’ennemi pendant la guerre.Sa forme de refus catégorique de recourir à la violence confine au stoïcisme quand il essuie les brimades des assaillants du bateau-phare aussi longtemps qu’ils se refusent à en rompre les amarres .

Filmé sous un jour crépusculaire aux tons froids et bleutés, parcouru d’une musique électronique aux mugissements apocalyptiques d’un sombre présage, le récit déroule ses fulgurances formelles comme ce face à face entre Miller et Caspary où un simple crayon déplacé alternativement par le tangage du bateau rythme le champ-contrechamp de leurs échanges métaphysiques. Comme si le cinéaste voulait désamorcer une escarmouche intellectuelle autrement ennuyeuse. Et, plus loin, cette ombre portée de Caspary coiffant la casquette de skipper du capitaine prenant ainsi le commandement virtuel du bâtiment. Dans une sorte d’osmose, les éléments interagissent sur le cours d’une histoire déréglée.

 

Distribution : Malavida Films / Dans le même temps ressort une oeuvre de jeunesse de Skolimowski : Walkover (1965)

 

Titre original : The Lightship

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Durée : 90 mn


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