L’Armée des ombres, roman écrit par Joseph Kessel en 1943, constitua le fruit d’une idée chez Jean-Pierre Melville. Ce projet, il l’a laissé germer dans son esprit vingt-cinq années durant, avant de l’écrire, le tourner et le monter. « J’ai découvert L’Armée des ombres à Londres, en 1943, et, depuis lors, j’ai toujours eu envie de le porter à l’écran. En 1968, quand j’ai dit à Kessel que j’allais enfin réaliser ce vieux rêve, il ne croyait pas possible que l’on puisse poursuivre une idée, pendant vingt-cinq ans, avec autant de ténacité » (1).
Au vu du style de Melville et des références qu’il établit à travers ses films, on aurait tendance, en analysant son œuvre, à voir du noir et du gangster partout. Or ce n’est pas le cas : ce serait même une erreur que de voir en Gerbier (Lino Ventura), le Masque (Claude Mann) ou le Bison (Christian Barbier) les prémices de bad boys. Soit. Mais en se formant à la résistance, ces hommes-là n’échappent pas à la violence. « À la sortie de L’Armée des ombres, certains critiques ont reproché au cinéaste d’avoir fait de ses résistants des personnages d’un film de gangsters – et des commentateurs ultérieurs ont continué dans cette même veine qui consiste à réduire l’œuvre à un cinéma de genre -, mais il suffit de retourner le sablier pour voir les truands de Melville comme il les rêve : en nouveaux résistants de l’après-guerre, et le milieu soudain comme le maquis retrouvé. » (2)
Une place, quelque part dans Marseille. Ça pourrait être n’importe où ailleurs, tant l’espace installé par Melville, même situé en pleine Seconde Guerre mondiale, semble intemporel. De paysage en paysage, de ville en ville, les personnages construisent leurs propres codes – que la Résistance ait lieu ici ou ailleurs importe peu, finalement. Un ami sera toujours le premier trahi.
Sur cette place, Paul Dounat (Alain Libolt) attend. Voici l’homme, l’enfant même, que le film ne nous fait connaître qu’à travers une traîtrise dont on ne saura rien, sinon les conséquences qu’elle aura sur la pauvre vie du jeune Dounat. L’épisode est brillant de suggestions. Pas de bavardages inutiles, le personnage restera enfermé dans son mutisme jusqu’à la fin, ne laissant échapper que quelques gémissements, sorte de plaintes animales, au moment de sa mort. La trahison n’a pas à être défendue ou justifiée, comme le suggère Gerbier.
Vers cette place marche Félix (Paul Crauchet), d’un pas pesant, son attitude paraît presque funeste, son avancée tragique. Au passage de celui-ci, tout s’assombrit et Paul Dounat est transporté vers le lieu qui verra bientôt giser son corps mort.
Durant le trajet en voiture, les hommes se font face, en des silences et regards lourds de sens. Les mouvements de caméra contribuent à rendre la tension toujours plus palpable : les panoramiques, lents, presque flottants, dirigent notre regard de l’avant de la voiture (le Bison, conducteur) vers l’arrière (les trois hommes, face à face), et vice versa, installant par là un sentiment pesant et plein de résignation.
La demeure dans laquelle le groupe d’hommes a décidé d’en finir avec Dounat possède le caractère du lieu melvillien par excellence, transposant l’esprit des personnages dans un espace alors à leur image. Un lieu lugubre, vide, stérilisé de toute présence. Même pas hanté. Les rideaux sont tirés et les volets, fermés. C’est la nuit en plein jour. Ou la mort.
La maison voisine devait être vide. Elle ne l’est pas. Cris de gamins et chansons enfantines semblent surgir de nulle part et imposent aux quatre hommes de revoir leur projet. De plan B, pourtant, il n’y a pas. Leur amateurisme, qui fait d’eux des résistants et non des truands, est encore handicapé par leur manque de réflexes face à l’imprévu. Ils pensent et agissent non en terme de crime mais selon le seul instinct de survie. Rangé, donc, le flingue dont le bruit sourd réveillerait les enfants et les soupçons.
Paul Dounat
Quelques instants plus tard, le temps est lourd, l’ambiance toujours aussi pesante. Un précipice semble séparer Dounat du Masque, pourtant à quelques mètres l’un de l’autre. Un champ/contrechamp les met face-à-face, chacun au milieu de son cadre : derrière le Masque, une porte, un rayon de soleil, une ouverture possible. Derrière Dounat, un mur, une cloison qui l’empêche de reculer, de se sauver. Aucune rédemption possible. « Comment avez-vous pu ? », demande le Masque, effondré par la trahison. La réponse de Dounat se perdra dans son silence et les gémissements d’un traître aux abois seront les derniers sons qui émaneront de ce jeune homme dont la fin tragique est annoncée depuis toujours.
Claude Le Masque
Avant la mort, des gros plans. C’est le cas lors du meurtre de Dounat mais ça le sera également lors de l’assassinat de Mathilde (Simone Signoret). Des gros plans se succèdent, montrant la gravité qui se dessine sur le visage affecté de chacun des hommes. C’est un regard abattu et désillusionné qu’ils portent une dernière fois sur leur complice devenu victime.
Lorsque Dounat meurt et que son regard éteint vient fixer le ciel à tout jamais, le Masque avoue à Gerbier : « Je ne croyais pas qu’on pouvait le faire ». À quoi Gerbier répond : « Moi non plus ». Les lamentations de Dounat sonnant encore à leurs oreilles, les quatre hommes quittent les lieux, ébranlés, enchaînés par le trouble d’avoir dû agir ainsi face à une trahison que leur survie interdit de pardonner.
Ne mettons plus les pieds dans le plat : les personnages de L’Armée des ombres, malgré leur chapeau melon qu’ils ne quittent jamais, font bien partie d’une toute autre équipe que celle des gangsters d‘un film noir.
(1) Rui Nogueira, Le Cinéma selon Melville, Seghers, 1973.
(2) Bernard Benoliel, « La guerre continuée », dans Jacques Déniel (dir), Pierre Gabaston (dir.), Riffs pour Melville, Yellow Now, 2010.