La Prima Linea

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A travers l’autocritique d’un activiste repenti du groupuscule d’extrême gauche Prima Linea, Renato De Maria relate les années de plomb qui ensanglantèrent l’Italie des années soixante-dix.

14 mai 1977 à Milan, une manifestation dégénère, des jeunes autonomes tirent sur les brigades mobiles. L’un deux sera photographié cagoulé, en position de tir debout, les bras tendus, faisant feux avec son P38. Tout est là : le déchaînement d’une violence inouïe, « l’arme comme prolongement d’une volonté » et « l’individu derrière la cause » (Fabrice d’Almeida), symbolisé par le passe-montagne. Cette photo deviendra emblématique des années de plomb, période tragique de l’Italie contemporaine et dont l’enlèvement puis finalement le meurtre en 1978 d’Aldo Moro, président de la Démocratie Chrétienne (DC), ont marqué l’apogée. D’une ampleur inégalée en Europe, le terrorisme dans la Péninsule s’est déchaîné véritablement dans la seconde moitié des années 70. Les acteurs, ces activistes d’extrême gauche comme d’extrême droite étaient pour la plupart très jeunes puisque plus de 65 % d’entre eux avaient en dessous de trente ans.

 

On estime que les années de plomb ont pris fin vers la fin de la décennie 80 mais à l’heure qu’il est, les pierres du désastre sont encore chaudes ; elles ont laissé derrière elles le sang versé de ses victimes innocentes et les cendres de ce que certains ont appelé une « guerre civile contre l’Etat et le capitalisme ». Aujourd’hui, des activistes sont encore incarcérés et plus de 50 000 années de prison ont été purgées à ce jour.

C’est dans ce contexte toujours brûlant – sans compter l’actualité des activistes ayant trouvé refuge à l’étranger et dont l’Etat italien demande l’extradition -, que Renato De Maria a entrepris de tourner La Prima Linea qui fût l’une des principales cellules terroristes d’extrême gauche avec les Brigades Rouges.

Un film, jamais ne peut se targuer de faire un tableau exhaustif d’une période historique. Le cinéma bien moins que la littérature et les écrits de manière générale. Le film historique est sinon partial forcément partiel. Il faut un parti pris de scénario qui puisse relater, expliquer pour le mieux la complexité d’une période, les enjeux, la fièvre, la folie, les idéologies mais aussi les doubles jeux – à cet égard, on a parlé pour l’Italie de « stratégie de la tension ». Autrement dit, d’une instrumentalisation par l’Etat de la violence afin d’installer la peur au sein de la population et d’éviter par là même le basculement du pays dans l’escarcelle du PCI (le puissant Parti communiste italien) ; stratégie qu’il faut replacer dans le contexte international de l’époque : celui de la Guerre froide et celui de la position globalement très atlantiste du parti au pouvoir, la Démocratie chrétienne. Tous ces arrières plans géopolitiques, stratégiques commencent depuis quelques années à être dévoilés et nourrissent bien des controverses. Citons pour sa puissance et son souci de s’attaquer aux relations troubles qu’entretenaient le pouvoir italien de l’époque – et plus précisément celles de Giulio Andreotti au moment de « l’affaire Moro » -, le remarquable film de Marco Bellocchio, Buongiorno notte.


Chercher la part d’humanité

La Prima Linea manque de force si on le compare au film de Bellochio. Pourtant son réalisateur parvient à nous émouvoir et à nous raconter avec clarté la dérive de jeunes italiens à la mitan des années 70, fonçant tête baissée dans l’ultra-violence. Pour aborder un tel sujet mêlant actualité et histoire, Renato De Maria utilise le mode de la confession, inédit jusqu’alors pour l’évocation des années de plomb. Ce sera le fil rouge du film. Sergio (Riccardo Scamarcio) se remémore ses années d’activisme. C’est le prisme qu’a choisi le réalisateur pour raconter l’histoire d’un groupe et donner un tant soit peu d’explications sur le contexte social, politique, militant. Et il y réussit. On revient à intervalles réguliers à Sergio filmé en plan rapproché qui raconte ses quelques années de clandestinité ponctuées par des attentats meurtriers (le meurtre du juge Alessandrini) mais aussi sa rencontre avec Susanna. Les doutes qui viennent progressivement ravager son âme. Le film tient bel et bien du parti pris de la part du réalisateur : celui de ne pas juger mais de donner la parole à ceux que l’on pourrait qualifier de « monstres », avec leur cortége de victimes innocentes, abattues sans plus de procès. De Maria ne veut pas faire de procès, continuer encore et toujours la violence. Il cherche la part d’humanité, il cherche la réconciliation.

Tout au long du film, De Maria va vouloir montrer avec un bonheur certain, l’inextricable et incompréhensible cohabitation d’êtres humains, de leurs sentiments – amour, amitié, liens filiaux – avec la plus implacable et aveugle brutalité. C’est le couple Segio/ Susanna uni par un amour certain. C’est aussi lorsqu’une voisine confie son enfant au couple, alors qu’ils s’apprêtent à commettre un attentat. Et puis, il y a la remise en question ultime dans la bouche de Sergio lors d’une conversation avec Susanna : « cela vaut-il la peine au nom d’un monde meilleur de perdre son humanité ? ». Mais la violence est une déferlante. Elle abat tout sur son passage, les doutes, les mises en garde, le débat au sein du groupe. Le slogan « on ne change pas un état bourgeois, on l’abat » résume bien la détermination des activistes italiens de cette époque. Tout idée de compromis était contre-révolutionnaire.

Et puis il y a le moment où le film de Renato De Maria culmine, ou il prend toute sa puissance. C’est l’incrustation d’un film d’archives. Ce sont les obsèques à Milan d’Aldo Moro, assassiné par les Brigades Rouges. Le journaliste de la RAI commente d’une voix brisée : « Une foule silencieuse s’est rassemblée le long des rues pour suivre le cortège… C’est une foule effrayée, ahurie, qui ne comprend pas pourquoi, qui ne comprend pas comment… on peut déverser autant de sang, de brutalité, de haine… ». Toute l’Italie est sous le choc, les protagonistes devant leurs téléviseurs. La terreur continuera encore quelques années.


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