David Cronenberg marqua l’histoire du cinéma par son approche « gore » de la mutation, sa puissance horrifique. Davantage intéressé depuis quelques années par un type de cinéma plus « classique », où la question de l’horreur et de la « violence » s’adapterait au corps d’un type de fiction plus ou moins codifié (le thriller, le polar…), Cronenberg accéda, avec La Mouche, à une étape décisive de son art. Celle où la frontière, la confusion entre l’humain et ce qui l’excède donnent lieu à un véritable débordement, une joyeuse explosion organique.
Seth Brundle, pour vous servir
Incarné par le débonnaire Jeff Goldblum, Seth Brundle, jeune physicien, apparaît au départ comme le prototype même d’une lumineuse séduction de la pensée. La mise en place de sa love story avec la journaliste Veronica Quaife (Geena Davis) intéresse par l’évidence pudique de leur attirance toute spirituelle. Leur chevelure (tous les deux portés sur la permanente « jacksonienne » tendance Thriller), leur allure portent ainsi comme l’indice d’une reconnaissance, d’une connexion d’esprit et de corps immédiates. Les années 80 sont ici, comme ailleurs, le terrain d’une très subtile dissémination, d’une propagation de signes ancrant la fiction dans une singulière identification temporelle. Avant que ne s’enclenche le spectacle, la visibilité d’une crise provenant directement et très ouvertement d’une tradition bien antérieure (c’est une libre relecture de La Mouche Noire, de Kurt Neumann, film d’épouvante de 1958), le cinéaste aura ainsi travaillé à installer son récit dans le cadre très précis d’une société pleine de sa propre situation. Plus tôt ou plus tard, l’évolution ou plutôt la manifestation progressive des signes de la métamorphose de Brundle auraient sans doute été teintés d’un coloris bien différent. La Mouche est comme la photographie d’un certain état du genre, de la représentation du « fantastique » en un temps conscient de sa dimension éphémère. Ses protagonistes, ses acteurs (Jeff Goldblum et Geena Davis, accessoirement en couple dans la ville, en 1986, sont aujourd’hui quasi absents des écrans de cinéma), de beaux « modèles » (moins au sens bressonien d’une neutralisation du jeu que dans la pure littéralité d’un statut d’archétypes).
Dans l’intimité de l’appartement-laboratoire du scientifique, la journaliste assiste avec bienveillance aux diverses étapes du processus de téléportation d’un cobaye (un singe…). A l’amorce d’une relation amoureuse s’adjoint le suivi d’une fascination progressive de la jeune femme pour la concrétisation d’une projection délirante. Si les théories du génie prêtent forcément à scepticisme, leur matérialisation sera le signal d’une sobriété initiale engageant à confiance. Le talent de Cronenberg, comme de Brundle, consiste ainsi à prendre le spectateur en même temps que « Ronnie » dans les filets d’une adhésion presque pleine au charme d’une belle folie. Apaisement annonciateur bien sûr d’un désastre prochain (Cronenberg aime creuser ses sujets, préfère la réalisation des cauchemars à la guérison). De même que Johnny Smith (Christopher Walken) semblera au préalable apte à reprendre le fil de sa vie après des années de coma, dans Dead Zone, Seth, suite à l’expérimentation sur sa propre personne de sa machine, préserve un temps l’aspect rassurant d’un « miraculé ». Rien n’était gagné, mais apparemment, « it’s ok ». C’est dans ce confort que se dessine pourtant souvent le trouble profond, plus peut-être que dans la manifestation claire de l’anomalie. Rarement autant que chez Cronenberg l’idée de « sous-jeu », d’ « understatement », pour reprendre un terme de Luc Moullet au sujet d’acteurs comme James Stewart (Politique des acteurs, Editions des Cahiers du Cinéma, 1993), ne trouve aussi clairement son sens. Savoir figurer la convalescence suspecte, le moins que bien, est, dans ce cinéma où l’horreur est toujours la résultante d’un contact (l’incrustation d’une mouche dans la machine, ici), la condition de l’acceptation du débordement suggéré. Ainsi Seth apparaît-il soudain trop « en forme » pour être honnête, trop athlétique et vigoureux. La relative « sous humanité », la réserve de l’homme de tête laisse place à la sur-humanité d’une sorte d’odieux guignol inapte à maîtriser sa force (un bras de fer mémorable), spectateur de ses soudaines facultés athlétiques. Seth est il toujours Brundle ?
Horror picture show
Entre les mains de David Cronenberg, la question de la mutation ne pouvait que laisser augurer cette obsession pour la dépossession de l’homme de son « humanité » basique. Homme de 1986, époque, comme il se sait, de haute inquiétude quant à la propagation du sida, Seth est, au-delà d’une simple entité fictionnelle, la représentation assez directe d’une certaine idée de la « contamination ». Perdant au fur et à mesure son apparence de départ, relevant par réflexe le moindre signe de sa mue, le scientifique est confronté à la problématique du suivi de sa vie sociale et sexuelle, cherche, dans ses derniers élans d’humanité, à préserver quelque chose de cette identité. La manifestation de l’horreur ne sera pas immédiatement porteuse d’action, mais plutôt engagement pour le cinéaste et son personnage d’une étrange révision de la sur-identification de départ. Seth-the-Fly, toujours homme, déjà mouche, devient au fil des images, en même temps qu’un marginal, une proposition particulière de monstruosité. La représentation type du monstre, à l’époque, reposait essentiellement, jusque dans les plus lointaines séries Z, sur une reprise plus ou moins convaincante de la figure de l’ « Alien » établie par Ridley Scott et son superviseur des effets spéciaux, l’inspiré H.G. Giger, en 1979. Soit une sorte de fusion entre l’humain, le robot et le ver géant, une mixture dont l’indéfinition n’avait d’égal que le très grand potentiel de dégoût, la jouissive dimension répugnante (bave permanente, développement de membres divers et insoupçonnés…).
Là où Cronenberg trouve singularité, c’est donc dans la reprise partielle de ces quelques caractéristiques horrifiques (la Mouche est elle aussi très gluante, disproportionnée, prête à sourire comme elle effraie) dans le cadre d’une lente perte de vue de son acteur. De même que Schwarzenegger l’androïde passait, deux ans plus tôt, d’himself, look motard, au métal hurlant (Terminator, James Cameron, 1984), Goldblum devra laisser place, par le biais tout d’abord du maquillage et du recouvrement, de sa totale « disparition » finalement, au monstre qu’il est devenu. C’est en cela que La Mouche est encore aujourd’hui symptomatique d’une ère très particulière des effets spéciaux. Le passage d’un état à un autre se faisait dans la « souffrance », laissait des traces aujourd’hui souvent imperceptibles grâce aux diverses retouches numériques. L’horreur version Cronenberg est affaire de poussées hormonales, de pertes de substances plus ou moins naturelles, de handicaps physiques souvent très plausibles . Le fantastique et la SF trouvent, par son regard, le moyen de s’immerger dans la constante réalité du lieu de leur surgissement. Peu d’entertainment ici, mais de la crainte quant aux variations dans l’image même. Tout est visible , accessible, ne requérant qu’une attention sans faille, une confiance mutuelle (entre cinéaste et spectateur, personnage et personnage, cinéaste et acteurs…). La question de l’horreur est donc encore, en 1986, un peu plus tout de même qu’en 2008 (bien que nombre de productions de série B telles que, par exemple, les remakes de La colline a des yeux ou autres Massacre à la tronçonneuse ne manqueraient pas de nous faire mentir), celle d’une nudité des processus filmiques, d’une ouverture aux imperfections contaminant jusqu’aux films eux-mêmes.
Certes, l’objet a quelque peu vieilli. Le revoir aujourd’hui engage également à s’accommoder de l’évidence d’une « datation » évoquée précédemment. De plus, des films tels que Crash (1996) ou A history of violence (2005) ont, depuis, mis en évidence la très grande aptitude de Cronenberg à mêler la pure dégradation de ses figures à la latitude d’espaces domestiques ou publiques très classieux. Les plaies d’Elias Koteas ou les bleus de Deborah Hunger s’exposaient en décapotable, entre les stridences de guitare d’Howard Shore (qui par ailleurs travaille également, toujours fidèle, à l’adaptation scénique de La Mouche) et le souffle du vent sur les autoroutes nocturnes… Viggo Mortensen, avant de se révéler surprenant « action man », a l’allure d’un bon papa poule veillant tout sourire sur la quiétude de son petit foyer pavillonnaire… Mais jamais plus, peut-être, ne sera aussi forte et manifeste la singulière concomitance, dans son œuvre, de la norme ( living in 1986) et de la marge. Rarement sera aussi claire la proximité de son travail avec des films contemporains. Devenu depuis un peu plus « auteur », plus « cronenbergien », David relevait alors le beau défi de faire face à ce Goliath qu’était encore la représentation digne de l’a priori irreprésentable : l’Autre en soi, la dualité (presque) tranquille.